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Il était temps.
J'avais une année pour y arriver. C'est fait.
Depuis dimanche. depuis le 1er décembre.
J'ai fait moins d'une heure aux 10 kilomètres, dans une course officielle, avec un dossard et un temps chronométré et plein d'autres personnes autour de moi.
Ce n'est pas arrivé juste parce que je l'ai décidé.
Ni par ce que j'ai du talent, ou des jambes, ou du souffle (surtout depuis que mon coeur est réparé).
C'est arrivé parce que je me suis entrainée.
De la sueur, des courbatures et de la constance.
Je me suis inscrite depuis la rentrée dans un club de running.
- mais qu'est ce qui t'a pris? m'a-t-on demandé
Je me le demande encore.
- je suis épatée! s'est-on exclamée
Moi aussi.
- qui l'eu cru ? s'est-on étonné
Pas moi, non plus.
Evidemment, je fais ça comme une bonne élève. Je vais à tous les entraînements, deux fois par semaine, et je cours le dimanche selon le programme donné. Quand je loupe une séance, parce que déplacement, pluie torrentielle ou neige, je la fais le lendemain.
J'ai une constance dans cette routine qui ne m'est pas familière du tout.
J'ai une constance à enfiler mes baskets qui ne me fatigue pas.
J'ai une constance à aller courir, en me disant ... courir ne prend qu'un R car quand on court on manque d'air.
Je ne manque pas d'air.
Mais la phrase mnémotechnique d'Astrapi me revient et m'emmène assez loin, bien plus loin que le stade.
J'ai eu le deuxième numéro d'Astrapi (novembre 1978) c'est ma mère qui l'a acheté et apporté à l'hôpital pour m'occuper.
J'étais en CE1, j'avais été opérée en urgence de l'appendicite, et j'y suis resté longtemps, un mois je dirai, jusqu'aux congés de Noêl à l'hôpital (Croix Rousse à Lyon, dédié aux enfants) car j'y ai contracté la scarlatine. Je ne pense pas qu'aujourd'hui les enfants soient hospitalisés pour la scarlatine.
Je ne suis pas allée du tout à l'école de tout ce mois de décembre, mais Astrapi et J'aime lire découverts à la même époque ont fait mon éducation aussi bien que si j'étais allée en classe. Je ne peux que constater les bienfaits (sur mon orthographe du verbe courir notamment) de ces lectures.
Il y avait beaucoup de choses incompréhensibles pour moi dans ce séjour à' l'hôpital. A commencer par la photo de sa maman qu'avait ma voisine de chambre sur sa table de nuit. Pourquoi avoir une photo encadrée de sa maman? Et pourquoi toutes les infirmières se sentaient-elles obligées de dire "oh qu'elle est belle ta maman"?.
Je ne la trouvais pas spécialement belle.
Je trouvais tout cela bizarre, tout en me demandant si c'est moi qui était bizarre.
Ensuite on m'a proposé de me réunir dans la salle de jeux avec les autres enfants du service. C'est le moment où j'ai perdu foi en mes congénères. Certains ne savaient pas me dire pourquoi ils étaient là, et un grand (au moins 10 ans) m' expliqué qu'il avait avalé une pièce de 5 francs et qu'on avait du l'opérer pour la lui retirer, d'où son séjour ici. Il avait l'air fier. J'ai trouvé tellement idiot l'idée même d'avoir voulu avaler une pièce de 5 francs que je suis restée coite. Je revois encore la pièce qu'il me montre dans un sachet plastique et moi de penser "il est débile, il a dix ans, il est débile". Je suis sûre qu'à l'intérieur je crains "au secours" en lettres capitales.
J'ai coupé court à tous ces échanges. Je ne suis plus retournée dans la salle de jeux, et j'ai lu tout ce que ma mère a bien voulu me fournir.
J'ai l'impression que ce fut une décision de vie. Les livres plutôt que mes congénères, tellement c** qu'ils avalent de l'argent.
Je ne manque pas d'air à qualifier les autres de débile.
J'ai une constance à m'inscrire dans un club et à courir seule.
J'ai une constance à écouter et observer avant de me mêler, dès fois que l'un deux me raconte qu'il a avalé une pièce de 5 francs.
Le club de running est un safari social pour citer quelqu'un qui disait ça de moi et de ma position "d'observatrice". Aujourd'hui je lui rétorquerai que je m'applique à la position méta pour comprendre le processus avant de me lancer dedans. Ça en jette ça, c'est un peu plus élaboré que "tous des c** je vais lire ailleurs que dans la salle de jeux".
Le club de running est un terrain de recherche en sociologie, pour moi je veux dire. D'abord c'est mixte : autant de femmes que d'hommes (à ce stade, je ne sais pas pour les transgenres ou les non-binaires), et c'est mixte socialement aussi. J'ai cru comprendre qu'il y avait mal de profs, la RATP, des professions médicales (des gens qui font des gardes). Je vais faire ma bécheuse : certains s'expriment avec beaucoup de fautes grammaticales. Que je m'abstiens de corriger, je tiens à le préciser.
Je me suis aussi abstenue de poser la question de "qu'est-ce que tu fais dans la vie?". D'abord parce que j'ai retenu la leçon de Christophe André et ensuite parce que je n'ai pas très envie de raconter mon métier, encore moins en courant.
Et aussi, il y a des noirs et des arabes. Il y a même un couple mixte. J'ai très peu d'étrangers dans mon entourage. Mon iMari bien sûr, mais il fait partie des étrangers acceptables : blancs, éduqués qui passent pour un français de souche ; des amis américains, là aussi ça fait partie des fréquentations hautement acceptables, voire recommandable ("l'amie américaine" vaut presque l'amie prodigieuse, du roman du même nom, remarque en passant : lecture pouvant être évitée, ce succès est une fraude).
Je constate que j'ai sur les couloirs de course, la même curiosité que pour la salle de jeux en 1978, avec la différence que je ne me barre pas aussi vite et que je ne sens pas bizarre. Il y a même des conversations que j'écoute en me régalant : celle sur le documentaire Inoxtag ("moi je suis écolo alors je suis contre"), sur les addictions (cocaïne, alcool sexe et course à pied : tout sur un même plan) au moment des éducatifs montées de genou et pas chassés. Celles qui me font le même effet que la pièce de 5 Frans, ce sont les conversations sur les bobos : les maux des uns, les douleurs des autres. Je ne sais toujours pas à quoi elles servent, comme la photo de la maman de ma voisine de lit à l'hôpital et je me demande si c'est normal que moi je n'ai mal nulle part et si ça va venir.
A 53 comme à 7 ans, quand je diffère je me demande si je suis normale.
Je précise juste, je ne sors pas de ces séances toute guillerette. J'ai des courbatures. Je sens des muscles dont j'ignorais l'existence : je sens mes muscles (rien que ça, c'est quelque chose !). les soirs d'entraînement je monte mes deux étages plus lentement, les cuisses brûlent un peu.
J'adore la sensation d'après l'entrainement. J'adore l'état dans lequel ça me met. Quand la course s'arrête. Quand il pleut j'y vais quand même, rien qu'en pensant à l'état après. Quand la course s'arrête.
Le retour à pied à la maison, la douche, la tenue confort, le repas. Dans cet ordre.
Je comprends désormais l'utilité des "tenues confort d'intérieur", le pantalon ample, le pull large et chaleureux. La crise de bonheur post entrainement comme décrite par mon iAdo.
Les soirs où je sors après l'entrainement, l'enchainement est retour à pied, douche, habillage de soirée, scooter avant d'avoir à manger. Je me sens très puissante d'avoir couru avant d'arriver à un diner. Je me sens très vivante, privilégiée, en pleine possession de tout. C'est loin crise de bonheur et plus crise de vitalité. Je crève de soif et de faim quand j'arrive, ça me transforme en invité - goinfre qui fait honneur à tous les repas, et qui commence par de l'eau (touche hyper healthy, il y en toujours un pour le faire remarquer).
C'est quoi la suite? En matière de course je ne sais pas. En matière d'entrainement c'est mardi.
58'48 c'est une première fois.
La course d'avant, les 10km c'était 1h02 avec une pause pipi au milieu ce qui m'avait valu les remontrance de mon iAdo : fais-le sérieusement quoi!
Une phrase qui pourrait se retourner contre lui.
C'est une première fois. A mon âge, c'est une première fois.
Pas juste le chrono. Mais aussi une première fois en club, un première fois dans la régularité, une première fois où j'ai envie de faire mieux en sport, toute seule. Juste moi et moi.
Comme quoi, il n'y a pas d'âge pour les premières fois.
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