Accéder au contenu principal

Une vie à ma taille

expo Terres des hommes @maison Doisneau

Quoi de neuf ? me demandait une copine récemment. Et moi de lui répondre : à nos âges plus grand chose. Je pensais en toile de fond à ces jeunes gens qui m'entourent et qui pour la première fois vont ici ou là, ou expérimentent des nouvelles sensations. Ce neuf-là.

Je ne pouvais pas plus me tromper quand j'y pense. 

Comme chez tous, quand les enfants grandissent, ils partent pour leurs études, la famille se disperse, telle une casserole de pop-corn au moment où on soulève couvercle : ils sautent hors, et hop reviennent en force le week-end, avec des grains en plus qui collent (façon sucre fondu). La métaphore est discutable, la sensation est celle-là, tu commences avec une petite quantité dans un bol et tu retrouves avec une énorme quantité dans une marmite.
Chaque vendredi, l'entrée se remplit de grands sacs de courses, tels des SDF en déplacement, chacun le sien, pour transporter ses bocaux (pour la soupe), ses Tupperware (pour les plats cuisinés), son linge (pour la lessive), ses chaussures (pour le jogging)... et le lundi il ne reste que les traces de boue dans l'entrée et de petits plats dans le frigo.

Mon iAdoe est en stage dans la Loire, elle revient le week-end à la maison où la rejoint sa moitié de pop-corn en stage en région parisienne. Ils occupent allègrement la cuisine, remplissent l'évier de vaisselle sale, font du bruit et nous nourrissent de recettes prises sur Instagram (my God!). C'est discutable, rarement mauvais, rarement inoubliable non plus, toujours appréciable pour nourrir tout ce monde (toujours) affamé.
Le deuxième iAdo vit sa meilleure vie à Troyes, en short et en T-shirt en octobre (j'ai froid rien que d'y penser), il mange une pomme par jour, des oeufs, des carottes et des yaourts, sort beaucoup, se couche tard, s'isole le dimanche parce que lui aussi son capital relationnel est limité et a besoin d’être rechargé en hibernation. L'iAdo ne rentre pas tous les week-ends, au contraire, il savoure sa liberté, et celui-là ne risque pas de se déplacer avec des sacs de course en plastique même recyclés ; comme valise, rien ne vaut un bon sac à dos, de montagne, ou de voyage,  il en a pour chaque occasion, tailles adaptées, modèles ad hoc et marques trendy.
L'iMari ajoute aussi son sac de course à la pile de l'entrée; lui c'est l'enseigne verte de Auchan son magasin de proximité à Bourges où il a commencé son nouveau job depuis septembre. La volée de moineaux part le dimanche soir, le vieux corbeau, le lundi matin. Le 23 septembre, quand il s'est retrouvé dans son appartement bourgeois, c'était la première fois qu'il habitait seul. 
A nos âges.
Il est parti de chez ses parents pour être étudiant en cité universitaire,  à deux par piaule, son année à l'étranger il était dans sa famille australienne, puis nous avons habité ensemble. Les quelques semaines où il était en Chine seul parce que je rentrais avec les enfants en avance de phase l'été, il y avait notre Ayi qui assurait courses, repas, ménage et lessive.

La semaine à la maison, il reste le dernier iAdo (le bebounet) et moi. 
Pour lui aussi tout ça est bien nouveau. En tant que troisième de la fratrie, il a toujours été planqué derrière son frère er sa soeur. Le premier jour dans son nouveau lycée en seconde,  il n'a pas trouvé la cantine. A sa décharge, c'est un campus étudiant, il déjeune au CROUS ; le monde et les différentes options en la cafétéria, le restau U et le snacking l'ont perdu. "J'ai pas les deux grands pour me montrer où aller " m'avait il dit au téléphone ce midi-là. 
Ce temps-là est bien loin, il a appris à faire sans son frère et sa soeur  devant lui, et à trouver sa voie à lui. Mais là, il est seul avec ses deux parents qui l'ont sous les yeux, sans autre préoccupation continue que celui-là en proximité. Lui qui n'a connu que la population de la fratrie, se battre pour avoir un temps de parole à table, se trouve en tête à tête avec sa daronne le soir au dîner. Tout le temps de parole est désormais pour lui, surtout quand il rentre de l'entrainement à 22h, qu'il a faim, est surexcité et a plein de trucs à raconter ; moi je suis en "shut down process" avec ma tisane, meilleur auditoire ever. Il a une attention probablement jamais eu.

La maison est une scène de théâtre (genre vaudeville) où les personnages rentrent et sortent, se croisent dans l'escalier, voire même pas du tout. Il est parti quand je me lève, je ne suis pas souvent là quand il rentre du lycée, déjà à l'entraînement quand le soir je me pose. 
Je ne vais pas être la gardienne du phare désaffecté, je me suis inscrite dans un club de running, deux soirs par semaine je vais user mes baskets et suer ma fatigue avec d'autres adultes. Je rentre à pied dans la nuit pour retrouver une maison vide, et ça me procure un drôle de sentiment de liberté. 
L'endomoprhine de la course, la nuit, la musique dans les oreilles... je suis pleine et entière, libérée de souci.
A un diner avec deux copains d'une petite trentaine d'années, qui me demandaient comment je vivais ça, j'ai réalisé que ça me plaisait plutôt, que je goutais à ma liberté (d'action, de temps), à ma solitude (modérée). Quand on vit depuis plus de trente ans avec quelqu'un, qu'on a élevé trois enfants, les moments de solitude sont extrêmement rares, les moments à soi sont contingentés et de toute façon on n'oublie jamais qu'après "on les récupère". 
Ce n'est qu'une pause, une respiration dans la course de la vie.
Aujourd'hui ma vie est devenue la respiration. 
Pour eux, ils avaient l'impression que je redevenais dans une condition d'étudiante. On était à deux moments d'un cycle en décalage de phase. L'un attend de trouver un job qui le ramène dans la même ville que la femme avec qui il a pris un appart pour y vivre ensemble (oui mais à 800 km), l'autre est toujours dans un mode de vie d'étudiant (mais pas les mêmes moyens), il vit seul, travaille beaucoup (cabinet ministériel), voyage le week-end et aimerait bien des contraintes autres que professionnelles.  
Moi je suis de l'autre côté de ce cycle. 
C'est la première fois que je me sens libre et attachée, libre et en liens, libre et détachée des contraintes.
C'est la première fois où je suis seule et contente, seule et sans encombre, seule sans avoir personne à (en pensées).
C'est la première fois où je cale mes soirées dans l'agenda sans me soucier de ce que font les autres (iMari et iAdos)
C'est la première fois où j'envisage, sans culpabilité, de partir seule un jour ou deux en vacances.
C'est la première fois où je me dis que moi aussi je saurai mettre la voiture sur le ferry, comme cette amie pour qui c'était la première fois cet été à plus de soixante ans.

Il faut du temps pour se dire qu'on sait vivre seule, qu'on peut vivre seule et qu'on y est bien.
Ca ne veut pas dire qu'on veut vivre seul, ça veut dire que la famille, les iMaris et les iAdos c'est un choix.

A mon âge, rien de neuf,  j'ai juste trouvé une vie à ma taille.

... tous les gens que nous avions rencontrés ce jour-là étaient agréables ; ils savaient sourire, ils se comportaient en égaux et non comme des épaves. Ils se mouvaient avec aisance dans une vie à leur taille.

Ella Maillart  - La voie cruelle




Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Je te souhaite

Borne, une lumière pour nous guider Je te souhaite un ciel étoilé à contempler, une remise en ordre dans les constellations,     -  Aldeberan, Betelgeuse et Antarès sont mieux rangées      que dans ta bibliothèque, des contes qui organisent le bordel laissé  par des héros destructeurs qui se prennent pour des mythes. Je te souhaite  des promenades dans les pas d'autres que toi  de croiser les trajectoires de ceux qui habitent là,  de les deviner sans les voir -  eux ne te louperont pas -  apercevoir leurs empreintes, imaginer leurs chemins sont déjà un luxe Je te souhaite  d'entendre  la couche craquelée qui scintille de t'enfoncer dans le velours de la neige tout juste tombée de te couler dans le crissement de sa rondeur  quand tu avances. Je te souhaite une montée entre chien et loup une arrivée à la nuit un dernier regard aux couleurs qui se couchent la chaleur du refuge après l'effort. Je te souhaite  de...

Petites aberrations et grands agacements

C'est l'automne à Cachan  Il y en a en ce moment une conférence à Pusan en Corée, celle du comité intergouvernemental de négociation sur le traité plastique. Intergouvernemental. C'est bien nommé comme ça. Ce qui signfiie que la négociation concerne les gouvernements.  Ils négocient entre eux tout ce qui concerne le plastique (de sa fabrication à son recyclage), cette année on y parle de sa production notamment pour la réduire. En tout cas c'était le but de la négociation : réduire la production plastique. L'Europe a envoyé 191 personnes par la représenter ainsi que ses pays membres.  Les chercheurs et scientifiques sont environ 70, donc des ecotoxicologistes qui démontrent tous les jours les dangers du plastique sur la santé. Les lobbyistes de l'industrie pétrochimique sont eux 220, de toutes les entreprises concernées : du pétrolier TotalEnergies, au chimiste Arkema pour ceux qu'on connait bien en France. Ils représentent sans nul doute le septième contine...

Le chouchou ultime, le roi-dieu (#portraits cambodgiens)

prise en 2008, quand l'étage du Bayon était accessible C'est mon chouchou. Il l'a toujours été. Il est beau, il est grand, il est bouddhiste, il est visionnaire. Je le vois tous les jours. Et avantage ultime, il est mort depuis plusieurs siècles.  Ça commence il y a quinze ans, avec la découverte du Bayon - même s'il faut le reconnaitre mettre sa tête sur les quatre côtés des 54 tours de son temple montagne a quelque chose de narcissique et mégalomane. Il n'empêche, le Brayon avait déja eu son effet sur moi en 2008, la première fois. Plus qu'Angkor Vat (la grandiloquence), plus que Phnom Kulen (la victoire de la forêt), plus que le Kumbh Melea (le plus sauvage). Jayavarman VII est réellement mon idole. Il trône en photo grand format dans ma salle à manger. Le beau, le grand, le bouddhiste, le visionnaire. Il est connu pour être un grand roi bâtisseur khmer, mais dans les faits il est bien plus que ça.  Comme Alienor (d'Aquitaine, parfois je me passionne pou...