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Hors saison (#portraits cambodgiens)

avant la pluie - Phnom Penh


Au Cambodge en été? C'est pas hors saison ?
Si, je répondais à chaque fois, c'est hors saison, c'est la saison des pluies.

Je n'étais pas retournée en Asie depuis que nous étions rentrés de Chine en 2011. Treize ans.
Treize ans sans hors saison. Ca m'avait manqué, je m'en suis rendu compte dès que j'y ai posé le pied.
La chaleur, l'humidité, le bruit, l'odeur, la circulation, la végétation luxuriante même en ville, les couleurs pétantes, le vert qui brille, les oranges qui pètent....Tout est si intense, rien n'est terne, ni tenu. Tout déborde, explose. 
Chaque fois que j'ai vu le Mékong c'était hors saison, le moment où il n'est pas tenu, hors des cartes postales aux tons bleus et verts. Je le connais intensément brun, épais, haut, isolent, indompté, inondant les terres, noyant les arbres, se faufilant en mangroves, sous un ciel blanc ou gris ou accablé de chaleur.

L'aéroport de Bangkok n'a pas bougé en 25 ans, la moquette est bleu humide, il n'y a toujours pas de panneau d'affichage électronique, les hôtesses tiennent des ardoises pour indiquer les directions, et des feuilles A4 sont scotchées aux comptoirs pour les vols. Pas de tapis roulants aux contrôles, les paniers sont déplacés par des employés. L'aéroport de Bangkok n'a pas suivi les grandes tendances. Lui aussi est resté hors saison.
Phnom Penh ne m'avait laissé comme souvenir qu'une longue attente au milieu de la nuit, en portant nos trois enfants de 6 mois à 5 ans pour obtenir nos visas et les payer en dollars après avoir fait la queue au guichet de change. Treize ans après, le Cambodge délivre des e-visas et les contrôles sont fluides, et accessoirement nos enfants se déplacent tous seuls, ils portent leurs sacs voire me prennent le mien.

La saison des pluies est la moins touristique, ça ne tourne pas à plein régime, il y a des inondations, des sangsues dans la jungle, des moustiques féroces, des pluies torrentielles, et la fournaise. Rien de poétique, rien de pratique pour des vacances idylliques et photogéniques, pas de merveilleux coucher de soleil sur le Mekong, le ciel est plombé. 
On effleure la carte postale si l'espace d'un instant le soleil filtre à travers les nuages, alors les couleurs chatoient sur le fleuve brun. 

Hors saison, il ne pleut pas forcement. Il peut se passer plusieurs jours sans goutte, aucune. La chaleur monte, l'air s'épaissit comme un brouillard d'humidité, la sueur dégouline dans le dos, le long des jambes, au dessus des lèvres. Chaque mouvement est accablant. J'adore ça.
Marcher en pleine chaleur tape sur les nerfs, pour peu qu'il y ait du soleil, tape sur la tête, la soif est là alors qu'on est trempé, on n'a jamais faim, on est fatigué alors qu'on a rien fait. Le lime juice est toujours trop petit, l'eau glacée heurte les tempes.

Les premières heures de la matinée sont les meilleures moments de n’importe quelle ville sous les tropiques L’air n’est pas encore brûlant, les citoyens sont encore trop somnolents pour créer des problèmes, et la lumière a une certaine qualité translucide qui impregne tout d’une fraicheur chargée d’espoir qui dure généralement jusqu’à votre première interaction avec un autre être humain.

Abir Mukherjee – les ombres de Bombay

C'est aussi valable aussi pour toute ville au Cambodge.
Et juste avant la pluie.
Juste avant la pluie, c'est le tumulte. les parasols sont repliés, les banderoles rentrées, les enfants disparaissent du parc comme une volée de moineaux, les vieillards se hâtent sous les auvents, les motos se garent. C'est le moment du tumulte qui m'électrise. Qui me fait préférer le hors saison à toutes les autres.
Et elle tombe. 
Et c'est juste intense. Il faut rester dehors, il faut rester dessous. Il faut rester hors saison pour vivre ça.

J'ai passé l'été hors saison. 
Il y a plus de pluie en juillet en France qu'en août au Cambodge.
Et j'écris sur la chaleur du Cambodge par un dimanche frileux de septembre où un feu brûle déja dans la cheminée, avec un thé tout aussi brulant.

Trouver un lieu où se relier et être capable d’abandon pour se redéfinir.

Corine Morel Darleux – Alors nous irons chercher la beauté ailleurs

Je ne sais pas si c'est l'Asie qui me met hors saison, ou le voyage qui me transpose dans une vie hors saison. 
J'ai la nostalgie de ces pays bruyants, chauds, inrangés (le mot n'existe pas), qui pourrait être la nostalgie du temps en Chine. 
J'ai la nostalgie d'être celle qui n'est pas d'ici mais qui est ici.. 
J'aime être celle qui est étrangère et qui se trouve une place dans le paysage.
C'est la hors saison, la décalée, celle de la marge, ni tout fait dedans ni tout à fait dehors. 

Je pourrais vivre hors saison. Je pourrais vivre à contre-temps. 


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