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Tout mettre au féminin

Juste le printemps 
On commence sa vie en recevant des soins : il n'est pas surprenant que, le jour venu, on soit amené à soigner à son tour. Et on n'apprend pas à soigner dans le vide : on le fait en regardant jour après jour les autres soigner et les effets de leur soins sur les corps souffrants.
L'Ecole des soignantes - Martin Winckler
C'est ainsi que commence le livre. Il m'a été donné, j'ai l'impression que c'est un livre en circulation, qui passe de main en main. Ecrit par un homme certes, un homme très attentif à la question de l'autre, dès lors que l'autre n'est pas un homme blanc cis genre. Ceux-là sont déjà extraordinairement bien pris en compte, voire trop : il existe plusieurs dizaines de traitements contre les troubles de l'érection et aucun (à ce jour) pour traiter l'endométriose (qui est d'ailleurs très mal diagnostiquée). Les premiers sont sans douleur (si ce n'est narcissique) alors que la deuxième est extrêmement invalidante. Les montants de la recherche des deux sujets  sont évidemment en lien (avec des rapports de 1 à 100 de mémoire). 
Il y a de plus en plus d'études publiées sur le sujet, les hommes sont mieux soignés que les femmes, les protocoles et les médicaments sont conçus et testés pour des hommes, poids et âge moyen, sans prendre en compte les cycles hormonaux des femmes par exemple.  
La dernière étude avec un peu de retentissement médiatique a été celle menée par le CHU de Montpellier dans plusieurs pays avec des équipes soignantes diverses (métiers, genre, nombre). Le test est simple  : la qualification par l'équipe urgentistes du degré de gravité d'une personne ayant les mêmes symptômes (ceux d'un infarctus en l'occurence), seule la photo du patient était différente. Les résultats sont éloquents  : 64% des cas est une urgence vitale si la photo est celle d'un homme blanc, 49% quand c'est la photo d'une femme, et 42% si elle est noire. CQFD.

L'autre versant troublant est qu'une patiente soignée par un médecin femme a plus de chance de survie (une moindre taux de mortalité après une opération) que si c'est un médecin homme. Ca s'explique, par la socialisation des femmes : on les habitue très tôt à être à l'écoute et aux services des autres. CQFD encore, c'est ce qui fait à la base un bon médecin. Je n'avais pas lu cet article en 2021 quand je suis rentrée la première fois à l'hôpital pour me faire opérer du coeur, mais j'avais demandé une chirurgienne. Qui finalement ne m'a pas opérée et a laissé la place à un médecin qui est intervenu par cathétérisme. Un homme très attentif, très impliqué dans la relation (et l'intervention était moins risquée). Accessoirement, ils n'étaient que deux à savoir intervenir, et ce sont deux hommes. Avais-je le choix? 

Qu'un médecin et auteur (Martin Winckler), s'intéresse aux corps de femmes et des autres, c'est une aubaine. Il mérite d'être lu, et nous de le lire. 
On se rappelle de son premier livre à succès La maladie de Sachs, prix du livre Inter, que j'avais adoré à sa sortie en 1998. Je ne suis pas une lectrice assidue de Winckler, il y a un grand vide entre 1998 et Le choeur des femmes lu il y a quelques temps.
Dans l'Ecole des Soignantes, les codes sont renversés, les référentiels largement bouleversés :
La première hiérarchie est celle du genre. pour signifier qu'elle n'a pas de place dans les soins, tous les termes désignant les hôtes, le personnel de l'hôpital et les membres de l'Ecole sont désormais au féminin.
Qu'elle se considère comme étant femme, homme, cis, intersexe, transgenre ou queer, chaque personne travaillant au Chht! est désormais une professionnelle, une membre du personnel, une soignante en formation, une soignée. 
L'Ecole des soignantes - Martin Winckler
On parle de soignées et plus de patients. Les soignées prennent part aux discussions sur les diagnostics et surtout décident des soins qu'elles vont suivre. Toute le hiérarchie connue d'aujourd'hui aide-soignants, infirmières, médecins et autres spécialistes est abolie par une nouvelle nomenclature qui parle de proximité avec le soin et la personne soignée  plus que de hiérarchie.
Et enfin, l'organisation même de l'hôpital est fonction des besoins des soignées : les enfants, les femmes, les hommes, les vieux, la psycho. Plus du tout en fonction de la pathologie.
J'ai beaucoup travaillé avec les hôpitaux, notamment sur leur "projet d'établissement" où l'idée est de décrire leur ambition, leurs principes d'action, les projets à mener, histoire de se doter d'un cap commun à l'établissement. Il y a toujours écrit "nous sommes un établissement résolument orienté patient", et la première chose dans le hall d'arrivée d'un hôpital  est Chirurgie à droite, Pneumo gauche, Cardiologie tout droit et Ortho derrière vous. Sans compter que si vous avez des radio ou des examens à faire, c'est vous qui vous déplacez, aucun médecin ne vient jamais à vous. Le médecin ne soigne pas en dehors de son service, au mieux il fait une consultation. Il peut y avoir des débats sans fin sur les espaces, les bureaux, les lits affectés à tels médecins  qui ne veulent pas de déplacer dans un autre service que le leur,? Je ne parle pas des problèmes qu'ont généré la mise en commun des blocs opératoires dans les hôpitaux parce qu'ils n'étaient plus situés sur le "service" du médecin qui opérait. 

La vision - utopique - du livre est rassurante, source de possible. Ce devrait être un must des études de médecine. Je ne suis pas certaine que Martin Winckler soit très apprécié de ses confrères, j'ai lu qu'il s'était pris des retours de l'ordre des médecins suite à ses critiques acerbes du système médical dans ses livres. Les pionniers sont souvent décriés, surtout quand ils évoquent des changement radicaux. Et radical il l'est, il prend les sujets à la racine (origine de radical).

De façon bien plus prosaïque, à mon échelle, j'ai essayé de tout mettre au féminin dans une équipe de direction que j'accompagne. Pour ma défense, j'étais en pleine lecture de ce livre et  dans cette équipe  il n'y a qu'un seul homme. 
Je me suis adressée à Elles, selon l'accord du plus grand nombre (ou accord de la majorité). Comme la dernière fois, il y en a une (forcement une) qui m'a fait remarquer que l'Académie Française ne l'autorisait pas. Je rappelle l'Académie Française n'est pas le Petit Robert, ce n'est pas une institution d'avant-garde qui est à l'écoute des avancées sociétales, au contraire sa mission est "la défense de la langue française". Surtout que rien ne change. Alors de là à faire évoluer une règle comme 'le masculin l'emporte sur le féminin" par 36 immortels (dont 6 femmes tout de même!) il ne faut pas s'attendre à des miracles (même avec des immortels). 
J'avais envie de lui dire que la langue est une chose vivante, en dehors de l'Académie. Je me suis abstenue, ce qui a cependant donné lieu à un petit débat dans le groupe. Quelqu'une a demandé au monsieur (c'est le plus vieux dans le groupe), qu'est-ce que ca faisait d'être le seul homme dans un comité de direction (et qu'on s'adresse à lui au féminin ? ). Il n'a même pas eu le temps de répondre, une autre s'est agacée :

- pendant des années, on a très souvent été la seule femme dans des groupes d'hommes, on nous a demandé comment on se sentait ? Il y aurait eu à redire. 

Et de poursuivre  :

- je me suis même vu refuser un poste dernièrement, au titre que ça aurait fait un comité de direction uniquement composé de femmes. On ne se pose jamais la question dans l'autre sens, et des comités de direction entièrement masculins, on en a plus d'un !

Je ne saurai pas ce que pense ce monsieur d'être le seul homme, ou qu'on s'adresse à lui au féminin. Peut-être je devrais lui proposer de lire l'Ecole des Soignantes pour qu'il se sente moins seul. 
Encore une fois, je m'inquiète de son sort. Encore une fois, une tendance à prendre soin.
Il est temps d'arrêter, et de le faire dans l'autre sens. 
Il est temps d'élever les garçons comme des filles. C'est le moment de tout mettre au féminin.

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