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Carrère ne m'emmène pas au Kamouraska

Mikael Ackerman @Beaubourg Corps à corps 

J'ai passé la semaine au Kamouraska, en attendant l'hiver, au moment de l'ouverture de la chasse. Contrairement aux consonances du nom, ce n'est pas en Russie, mais au Canada, au Quebec pour être précise, dans le sud de la Gaspésie, pas loin de la frontière américaine. Comme je suis déja allée au Quebec, j'ai moins envie d'aller passer l'automne là-bas, mais je le note tout de même dans un coin de ma tête pour les balades à y faire, même si je ne chasse pas, ni ne pêche. Et je ferme ce lire, en ayant l'impressions d'y avoir passé la semaine, loin de tout, dépaysée, revivifiée.

C'est le deuxième livre que je lis de Gabrielle Filteau-Chiba. Après Encabanée, elle avait fait une suite que j'ai évité. L'histoire était originale, mais mal ficélée et d'une écriture maladroite, en revanche l'autrice est hyper interessante à écouter.  C'est par hasard que je me suis lancée dans Sauvagines, qui avait l'air plus construit, j'ai envisagé qu'elle avait progressé pour etre désormais édité chez Folio. 

C'est une version féminine, féministe (et lesbienne) de Tesson et sa cabane en Sibérie. L'héroïne qui raconte l'histoire à la premiere personne est garde, chargée de protéger la faune d'un immense territoire. Elle vit isolée près d'une cabane à sucre dans la forêt, elle marche, se promène, adopte un mi chien-mi coyote, traque un braconnier qui devient son prédateur. (ils se chassent mutuellement donc). L'intrigue est interessante, presque un thriller comme le vante la quatrième de couverture. N'exagérons rien, mais il y a du suspens.

Elle raconte superbement la forêt, le plaisir d'y vivre, le lien qu'elle entretient avec les animaux autour d'elle et la tension qui monte avec le braconnier. Mais ce qu'elle raconte les relations entre les humains sonne faux, tellement dégoulinant de bons sentiments, sans nuance dans le "bon" . Elle tente d'y ajouter de l'ambivalence, et alors on se croirait dans une pièce de théâtre où les acteurs lisent leur texte pour la première fois quand ils le découvrent.

Les relations entre les personnages ne sont pas réalistes, ce qui n'est étonnant si l'autrice vit effectivement en recluse. Comment peut on retranscrire la rencontre de deux femmes, solitaires à l'excès et qui d'un coup décident de vivre ensemble ? Pas vivre ensemble en ville,  en société avec des gens autour, non,  vivre ensemble dans une cabane isolée en totale autonomie, pour y passer l'hiver. Qui se lance dans ce genre d'aventure? Peu de monde et probablement pas deux âmes solitaires.
Les relations humaines dans ce roman sont totalement idéalisées. Ce n'est pas grave, il y en a très peu et ce n'est pas le coeur du roman.
Pourquoi la nomenclature des lichens me fait-elle penser à des sobriquets de putes du Grand Nord? Peut-être parce que les botanistes à plumes qui nommaient les lichens du Labrador louaient la beauté des couverts végétaux comme s’il faisaient l’amour à une femme avec leur langue ? Peut-être que tout dans la Nature est simplement régi par l’énergie sexuelle, de la naissance à la copulation, de la conception à l’extase finale, le tout orchestré par la glande pinéale ?
Sauvagines de Gabrielle Filteau-Chiba

Le coeur du roman c'est la vie dans les bois, l'équilibre de la cohabitation avec la faune, la connaissance de la flore. Le coeur du roman c'est comprendre et vivre avec son écosystème. Alors on lui passera ses maladresses de dialogues, ses scènes érotiques en forme d'émois fleur bleue de lycéenne qui fantasme.

C'est moins bien écrit que Tesson en Sibérie, mais ça pourrait être rangé sur la même étagère car elle raconte tout ce qu'elle voit et ne se contente pas de voir la moitié qui l'arrange. 
Cerise sur le gâteau elle ne passe pas son temps à boire de la vodka et à compter ses provisions, et si on passait devant sa cabane, elle nous ouvrirait et partagerait son repas avec nous. Contrairement à Tesson.

Pendant ma semaine au Kamouraska, j'ai tout de même eu un dîner, au restau (excellent de surcroit) une expérience semi-mondaine qui s'est avérée fort sympathique. Discussions à bâtons rompus, un peu dans tous les sens dès lors qu'il y a plus de quatre personnes à table. Evidemment, en bons intellos parisiens, il y a toujours un moment où on parle littérature. Et ces gens très bien ont tout lu L'anomalie (de Le Tellier j'apprends alors). Comme je suis silencieuse  - je ne l'ai pas lu et je n'en ai même pas entendu parlé (bien que ce soit le Goncourt de 2022, oups!) -  on me demande si je l'ai lu : 

- non, je ne lis plus d'auteurs, je ne lis que des autrices.

Instant décisif dans les conversations. 
Depardon à son instant décisif pour appuyer sur son déclencheur, moi aussi dans les conversations littéraires. Et j'explique pourquoi : le temps qu'il me reste, l'autre moitié du monde, d'autres vies que la mienne. 
Entre temps je commence à connaitre les questions qu'on me pose et les arguments qu'on m'oppose. Tous les hommes n'écrivent pas les mêmes histoires. Je suis d'accord, mais ils (les auteurs français) parlent tous du même point de vue : celui de l'homme blanc. Et il y a toujours quelqu'un qui me dit :

- et Carrère ?

Je meurs de Carrère. 
Je n'en peux plus de Carrère. 
Comme si toute la littérature écrite par des hommes pouvait être sauvée par Carrère. 
Soyons clairs : Carrère est un homme qui écrit des histoires d'hommes : la classe de neige, l'adversaire, Limonov...
Je constate que Carrère est un must, c'est l'alibi de la bonne littérature. 
Je rappelle que le mec n'a jamais eu le Goncourt. 
Je rappelle le mec pille les histoires des autres (le procès que lui a fait son ancienne compagne pour Yoga), tous ses romans sont basés sur les histoires des autres, pas sur de la fiction.
Je ne me rappelle aucune émotion lors de la lecture de ses livres.
Je rappelle que le mec est en couple avec une femme de 30 ans plus jeune que lui. Encore un.

Mais d'après mes interlocuteurs (souvent des interlocutrices), à chaque fois je devrais faire une exception pour Carrère. Fils de. Frère de. Pilleur d'histoires.
Et  bien non, pas Carrère. Plus Carrère. 
Il ne sera pas mon exception. 
Je me contente de lui emprunter son expression  "d'autres vies que la mienne" et au moins je passe la semaine au Kamouraska

 

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