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Sortir de mes rails (#La chambre des officiers)

Sara-Vide Ericsson  - institut suédois

A quelqu'un qui m'a écrit "j'espère que tout va bien", j'ai répondu :
- pas sûre que j'aille bien, j'ai relu cette semaine La chambre des officiers

Oui pour que je relise Marc Dugain - ou que je lise car je ne suis pas certaine de l'avoir déjà lu en fait - il doit y avoir quelque chose qui s'est enrayé. Ce n'est pas le temps que ça m'a pris, je l'ai commencé au petit-dej et avant le repas suivant il était terminé. J'en ai convenu avec mon interlocuteur 
- c'est une belle histoire, c'est bien écrit, but still....

Ce livre non plus ne passe pas le test de Bechdel. Il y a des personnages féminins, mais aucune a d'interactions entre elles. Je ne dis pas que tous les livres doivent passer ce test, je dis seulement qu'il y en a trop qui ne le passent pas. Je suis prête à parier qu'il y a peu de fictions avec uniquement des personnages féminins, où les quelques caractères masculins n'auraient pas de discussions entre eux. Un Bechdel à l'envers, cela existe -t-il? Oui sur Netflix en ce moment avec le film Voleuses de Mélanie Laurent.

On y lit des phrases qui claquent, qui font leur effet, qui apportent de la profondeur aux personnages :
Je n’avais pas le courage de me suicider. J'avais le courage de ne pas me suicider.
La chambre des officiers  - Marc Dugain

C'est effectivement courageux, c'est effectivement hors du classique pour les hommes. Il y a eu des études faites sur la conquête de l'ouest américain, quand la situation devenait désespérée (famine, froid, les migrants perdus...) les hommes marchaient droit dans la tempête et disparaissaient, ils avaient le courage de se suicider. Là où les femmes poursuivaient, s'occupaient des bêtes, des enfants et de ceux qui restaient. Elles avaient le courage de ne pas se suicider.
On a un phénomène aujourd'hui qui s'en approche : la falaise de verre. Quand la situation est désespérée, voire impossible à gagner, on y met une femme ; on pense à Theresa May au moment du Brexit entre autres.
Alors oui, il est courageux pour un homme de ne pas se suicider, les statistiques vont en ce sens : 18 suicides d'hommes pour 100 000 personnes en France en 2019, pour 6,5 femmes. Et on ne peut pas dire que la vie soit plus douce pour les femmes. 
Mon point n'est pas de fustiger Marc Dugain, il est juste de montrer à quel point ce roman véhicule le monde structurel dans lequel on vit, ses inégalités systémiques reproduites à l'infini et les croyances biaisées. A quel point les hommes sont courageux.

Il n'empêche, c'est une belle histoire, on les aime ces personnages c'est indéniable. Ils sont les héros de l'anti-héroisme, du désastre de la première guerre mondiale (je rappelle : des hommes à l'origine de la guerre) : 
Non, ce qui nous avait réunis dès les premières semaines de la guerre, c’était la décision tacite de renoncer à toute introspection, à toute tentation de contempler le désastre de notre existence, de céder à une amertume où le désabusement alternerait avec l’héroïsme du martyr.
La chambre des officiers  - Marc Dugain
Je ne regrette pas de l'avoir lu, j'ai passé un bon moment, but still... 
Le temps qu'il me reste je veux le consacrer à d'autres que les hommes et leurs histoires, fussent-elles des histoires de vulnérabilités et comment les hommes en triomphent. 

Le journal le 1, dans un numéro paru cet été sur la rentrée littéraire a consacré ses pages à "pourquoi lisons nous ?".
Il y est expliqué que pendant longtemps la lecture s'est fait à voix haute - toute le monde ne sait pas lire - , au 17è et 18è la lecture se fait en collectif en société : 
Le lecteur n'est jamais seul face à un texte. Il l'aborde toujours avec une grille de lecture sociale.
William Marx  - historien de la littéraire (du Collège de France)
Ce qui a bien changé aujourd'hui :
Chacun peut désormais lire un texte en son for intérieur et lui donner un sens unique, en fonction de son propre vécu. A partir du 19è siècle, la littérature va ainsi devenir une véritable grille de lecture pour interpréter le monde, pour donner du sens à ses propres expériences.
William Marx  - historien de la littéraire (du Collège de France)
Je ne suis pas né contente (à Oraibi ou ailleurs) je suis née curieuse, donc interpréter le monde et découvrir le monde c'était d'abord l'intérêt de la lecture, ça l'est toujours. J'ai longtemps cru que j'étais folle ou en tout cas atypique, c'est à dire pas dans la norme des attendus ni sociaux, ni intellectuels, ni relationnels et probablement que les livres m'ont ouvert d'autres mondes et ainsi atténué ce sentiment d'isolement par la singularité. 
Il n'empêche, aujourd'hui j'ai bien conscience d'être une privilégiée, femme blanche, cis genre et hétérosexuelle, n'ayant jamais subi de violences sexuelles, éduquée et socialement privilégiée, ma compréhension du monde est celles des dominants, comme beaucoup d'entre nous. 
C'est exactement pour ça que je ne peux pas me contenter de lire de la littérature écrite par des hommes pour des hommes qui pensent que leur histoire est universelle, puisque eux le sont.

J'aime beaucoup la réflexion de ce monsieur du Collège de France quand il évoque l'idée de construire une bibliothèque mondiale :
La bibliothèque mondiale comme un idéal à construire, afin de sortir des sphères dans lesquelles nous sommes enfermés avec nos propres désirs, nos propes intérêts, nos propres idées. Construire une bibliothèque mondiale c'est s'autoriser à aller vers des textes inconnus qui n'ont pas été écrits pour nous, qui vont nous demander un plus grand effort, mais qui vont nous confronter à une plus grande altérité. Nous avons besoin d'oeuvres qui nous transportent dans d'autres mondes ; qu'ils soient imaginaires, issus d'autres cultures ou bien du passé.
William Marx  - historien de la littéraire (du Collège de France)

Dans les discussions que j'ai eu récemment où j'ai du (encore) expliquer pourquoi je ne lisais plus d'auteurs hommes (enfin presque plus...), j'ai fini par dire que ce que je cherchais c'était d'autres vies que la mienne. Clin d'oeil à Carrère qui est souvent cité dès qu'il est question de "bonne" littérature française, ou de ce qu'il est de bon ton de lire. 
Lire c'est sortir de mes rails, ironie alors que pour cela je me retrouve avec Dugain.
Mon monde à moi s'ouvre dès que je lis une autre expérience, un autre vécu, un autre point de vue. 

"Lire est un acte de soin" écrit dans ce même numéro du journal le 1, Régine Detambel (écrivaine et bibliothérapeute). 
D'où je suis, je suis curieuse, et je pars à la conquête d'autres vies que la mienne par la lecture. 
Mais qui je suis pour dire à d'autres que Dugain (qui écrit beaucoup sur le désastre et la dépression) ou Carrère ne sont pas dignes de leur attention? 
Chacun se soigne comme il peut, but still...
Je n'ai pas pu m'empêcher de conseiller (dans l'échange du début) un petit pas de côté pour la prochaine lecture, je me dis que si chacun de nous se construit sa bibliothèque mondiale, notre compréhension du monde en sera amélioré.
Comme moi j'ai fait un petit pas de côté en lisant La chambre des officiers.


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