Michel Medinger @rencontres photographiques d'Arles |
Etudiée au lycée, j'avais adoré la pièce de Sartre et retenu que "l'enfer c'est les autres". J'en avais fait mon adage d'adolescente, sans comprendre à l'époque que ce qui me gênait chez les autres était surtout ma capacité relationnelle limitée. Ça devient l'enfer dès que je dépasse la dose.
Au procès de Mazan, il a été proposé à la victime - Gisèle Pélicot - le huis clos, parce que "l'enfer c'est les autres", sous-entendu on vous protège des autres, de leurs regards, de leurs commentaires, on fera ce procès entre nous, dans cette salle d'audience.
Dit comme ça, on s'attend presque à entendre : "ça va bien se passer Madame, avec ce huis clos".
Gisèle Pélicot devait bien connaitre la version de Sartre ; toi, moi et un autre : c'est ça l'enfer. Elle a ouvert la salle au plus grand nombre, son procès est désormais publique. Je trouve ça très bien, pour plein de raisons : l'accès au débats, l'analyse ainsi permise, la prise de conscience de ce qui se passe dans notre société, les images et les vidéos (que je n'ai pas envie de voir) que même le juge qualifie d'insoutenables, et la publicité/publication de la liste des accusés.
Au plus je m'intéresse à ces sujets et à cette affaire au plus je me demande qui est protégé par un huis clos?
Certainement pas la victime, qui se retrouve littéralement dans un huis clos espace clos) avec ses agresseurs et un appareil de justice. Le public, les journalistes offrent une médiation à cette triangulaire, une couche intermédiaire, un exutoire, que sais-je, mais je peux l'imaginer moins seule face à ses agresseurs et un système judiciaire qui reste une machine patriarcale.
En cela, il ya des similarités avec le dispositif de justice réparatrice du Canada qui introduit "la société" par un tiers qui représente la communauté (et qui n'est pas ni la justice, ni un appareil d'Etat). Gisèle Pélicot a symboliquement introduit la société dans ce procès. Elle se protège mieux en ouvrant les portes du tribunal, même si les raisons invoquées ne sont pas celles-là.
Des voies s'élèvent contre, y compris du côté des féministes et notamment Valerie Rey Robert (autrice de une culture du viol à la française, indispensable pour comprendre ce qu'est la culture du viol). Son propos n'est pas dire qu'il fallait un huis clos, il est de dire que seule la levée du huis clos permettait à Gisele Pélicot qu'on la croit, sans ça il y aurait encore un doute, ce qui la réduit à raconter (ou plutôt à visionner) dans les plus infimes détails ce qu'elle a subit pour être crue. Elle dit que c'est une violence de plus.
Neige Sinno (Triste tigre) avait aussi eu un procès publique à sa demande, dans les années 2000.
Les accusés, Dominique Pélicot et les 50 autres auraient, eux, été protégés par un huis clos. Leurs noms n'auraient pas été publiques.
Il est d'ailleurs interessant de constater la position homogène de toute la presse (écrite, nationale, régionale..) sur cette liste. Alors que les 50 noms sont connus (elle est ici par exemple), un seul des accusés est cité et en photo partout (Dominique Pélicot), les 50 autres bénéficient d'une forme d'anonymat, quasi respectueuse. Les raisons invoquées sont diverses, hétérogènes et peu robustes à l'argumentation. Présomption d'innocence avance-t-on souvent. Il est légalement tout à fait possible de dire qu'ils sont accusés de viols et jugés pour cela, sans dire qu'ils sont coupables (le mot violeur les mettrait coupables et on serait alors sujet à diffamation tant que le jugement n'est pas prononcé).
D'autres avancent une protection de leur famille. La première protection de leur famille (de leur femme, de leurs enfants) aurait été de ne pas se retrouver là, de ne pas s'être comporté avec une femme comme si elle était un objet à disposition. Ils ont agi et sont donc responsables de leurs actes : à ce stade celui de se retrouver au tribunal. La responsabilité implique par définition la responsabilité des conséquences de ses actes. La publication de leurs noms est une conséquence de leurs actes, y compris pour leur famille. Je sais que leurs familles n'y sont pour rien, Gisèle P. et sa famille non plus. Ce n'est pas une question de vengeance, c'est une question de responsabilité.
Leurs profils, plus que leurs noms (et encore, avec la liste on s'assure qu'aucune théorie raciste ne tient : un Jean-Marc Leloup ou un Christian L'école ne laissent aucun doute sur leur origine ethnique) nous met sous le nez que ce sont des "hommes ordinaires" comme le répète la presse.
Oui, comme tous les hommes. Le monstre violeur n'existe pas, ce serait trop simple.
Et si ce n'est pas "tous les hommes" (#notallmen, comme les hommes se défendent) c'est n'importe quel homme.
C'est n'importe quel homme qui passe à l'acte, parce qu'il le peut.
Je crois que c'est Jean Haztfeld qui a dit en parlant du génocide au Rwanda : "ils l'ont fait parce qu'ils le pouvaient". Dorothé Dulcy dit la même chose sur les violences intra familiales : ils le font parce qu'ils le peuvent.
Comme l'Abbé Pierre, comme tant d'autres, comme les 50 qui sont sur le banc des accusés et les autres qui n'ont pas (encore) été retrouvés.
A Mazan, c'est pareil : ils l'ont fait parce qu'ils le pouvaient. C'est n'importe quel homme donc.
La différence avec "tous les hommes" c'est que certains ne le font pas, bien que ce soit possible.
Un pas de côté (de quelques milliers de kilomètres) sur ce que nous faisons parce que nous le pouvons. Nous sommes allés en Australie en 2019, à Uluru, le grand rocher rouge emblématique de ce pays. C'est un lieu sacré pour les Aborigènes qui luttent depuis toujours pour interdire l'ascension du rocher. Ils ont fini par y arriver : au 30 septembre 2019 l'ascension serait désormais interdite par la loi. Cette été-là, c'était encore possible et il y avait la queue pour l'ascension du rocher. Ils le faisaient parce que c'était possible. Alors que pour les Aborigènes (qui sont des personnes) c'était un sacrilège, un crime peut-être même.
Le huis clos aurait aussi protégé les avocats de la Défense, je précise : les avocats des accusés. Ils seraient peut-être allés encore plus loin que les s***peries qu'ils disent pour défendre l'indéfendable. L'opinion publique n'est pas forcement prête à supporter tous les retords de leur profession, je me dis que sans retransmission ils auraient peut être des stratégies de défense plus abjectes encore.
En contrepartie, ce qu'ils contiennent dans la salle d'audience, ils le reversent à l'extérieur sur les réseaux sociaux (notamment l'avocate en mal de notoriété). Je sais que "tout personne a le droit d'être défendue" (sic Me Vergès), cette profession me reste tout de même étrangère.
Le juge aussi s'en serait porté mieux, ses propos auraient été plus libres dans "l'entre-soi de la profession", ses réactions aussi certainement et moins commentées quand il a imposé le huis clos pour la diffusion des videos au titre "qu'elles sont insoutenables". Oui, c'est à ça que vous avez à faire Monsieur le Juge et publiquement, pas dans un huis clos. Le public, la presse, y compris étranger (le New York Times a dépêche des journalistes) sont les témoins de ce qui est "insoutenable" d'après le juge. Ils sont les témoins de ces crimes qui s'incarnent dans ces images, images qui resteront gravées dans les mémoires de ceux qui les ont vus. Le huis clos introduit des témoins.
Ce huis clos aurait protégé beaucoup de monde, mais pas Gisèle Pélicot qui aurait de fait été de nouveau placée dans une position de victime, seule et isolée.
L'enfer c'est les autres pour les accusés, les avocats et le système. La fin du "boy's club patriarcal'?
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