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Ne pas tomber (Triste tigre #Neige Sinno)

Encore un livre sur les violences sexuelles. Sur l'inceste. Comment peut-on encore écrire du nouveau sur le sujet? 

Attention, tout ce qui suit parle d'inceste et de violence, ne pas lire si vous n'y êtes pas prêt·e.

Et pourtant...
C'est encore un autre point de vue, une autre façon de parler de l'histoire (comme s'il n'y en avait qu'une). Chaque histoire est singulière, chacune mérite sa voix et sa voie et celle-là est redoutable. 
Redoutable parce que tenace, redoutable parce que crue (dans les deux sens  : ni cuit, ni pas entendue), redoutable parce que l'auteur se pose la question de la co-existence et de ce que cette histoire a fait d'elle dans sa partie résiliante, forte, survivante, je ne saurai trouver le mot exact, tant elle explique tout au long son livre qu'elle " n'est pas sauvée".

Le point de vue est celui du décalage, elle l'explique d'ailleurs très bien, elle essaie de d'appréhender  l'histoire en sortant de sa stricte relation avec son beau-père violeur, elle ouvre la relation et presque la regarde de l'extérieur sans se laisser prendre dans la polarité victime-bourreau. 

Son histoire est probablement atypique : elle sait très tôt que ce qui se passe n'est pas normal, elle en est même rapidement certaine, elle sait pourquoi elle ne doit rien dire, elle n'essaie pas, elle négocie avec le beau-père pour que ça s'arrête (elle y arrive même), elle en parle à ses copines dès qu'elle quitte la maison pour faire ses études. Contrairement à d'autres elle n'a pas d'années d'amnésie, elle en a surement pour vivre au jour le jour, mais elle sait, elle a toujours su que c'était de la violence. Et à 20 ans, quelques années après être partie , elle en parle à sa mère, qui l'a croit immédiatement, mais qui met un an à quitter son mari et qui l'aide à porter plainte.

Autre chose étonnante, le beau-père reconnait les faits, quasiment tous. Le procès est public, c'est elle qui le demande et il se tient à Gap (Hautes Alpes) au tout début des années 2000, il a fait les gros titre du Dauphiné Libéré, je ne m'en rappelle pas je n'habitais déjà plus chez mes parents. Mais j'imagine très bien la force de cette histoire, dans un village comme Vars, la vallée à côté, où tu connais tout le monde, tu es allée à l'école avec la fille ou le frère ou la soeur, tu les a croisés au club de ski, à la bibliothèque, à la fête du village. Ça aurait pu arriver chez nous, ça a du arriver près de chez nous.

Quand on a dans son entourage des histoires de violences sexuelles intra-familiales, on se projette, on cherche à comprendre ce qui se passe pour les uns, les autres.  Dans mon entourage proche, il y a une histoire - du moins une révélée - comme celle-ci (ce n'est pas ma famille).  Je connaissais le père, et la mère, et les filles. 

Dans le livre, elle commence par le "portait de mon violeur", et je pense au père de mon histoire, qui était déjà mort quand les filles ont parlé, quand elles se sont souvenu :

Car moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus interessant c'est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c'est facile, même si on n'a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c'est, ou on croit qu'on peut imaginer.
Le bourreau en revanche, c'est autre chose.  
Triste Tigre  - Neige Sinno
Je ne cite pas la suite, qui est aussi crue et violente, que le vécu de l'autrice. Elle tente plusieurs portraits de son beau-père, avait-il des bons côtés ? La mère  - dans mon histoire - dit aussi "il avait des bons côtés".  
Qu'est ce ça change ? Ça n'efface rien, ça ne nuance pas non plus le personnage. Les bons côtés n'éclairent pas la part d'ombre. La violence des actes engloutit tout ce qu'il est. C'est pour cela que je ne comprends  pas que cet homme ensuite recommence une vie avec une compagne et des enfants (mais ça j'en ai déjà parlé).

Dans ces histoires, je m'identifie plus à la mère. Je trouve qu'elle est coupable, pas juste responsable mais coupable. Et Neige Sinno écrit sur sa mère : 

Je suis dure avec ma mère. Je sais que le lecteur, la lectrice auront tendance à être durs avec elle aussi. C'est un réflexe culturel dans les histoires d'incestes. On blâme souvent encore plus la mère qui n'a pas su porter son enfant que le violeur lui-même. Elle n'a pas su me protéger , c'est vrai. Mon père non plus. Ni mes grands-parents, mes oncles et tantes, ni les amis de la famille. Ni mes instituteurs, ni les profs du collège, ni les éducateurs du centre social, ni le personnel des hôpitaux où j'ai séjourné pour les problèmes de dos, ni les psychologues et les thérapeutes qui nous prenaient en charge, ni les médecins alternatifs qui m'ont reçue comme patiente. Personne ne m'a protégé. La mère est coupable. Je suis d'accord. Je ne l'ai pas épargnée au cours des différents processus de colère et de réparation qui ont eu lieu durant toutes ces années.
Mais elle ne m'a pas violée. Triste Tigre  - Neige Sinno

Et cette mère-là l'a cru à la première parole, l'a soutenu dans le procès, s'est séparé de cet homme Quand elle a su quand elle a pu cette mère l'a tenu son rôle. Toutes ne le tiennent pas, sidérées elles peuvent encore chercher les bons côtés en sortant des photos de famille "on était heureux là non?".

Et si je m'identifie à la mère, dans cette histoire qui m'est proche,  je suis plutôt dans la catégorie "les amis de la famille". J'avais vingt ans et quelques, j'étais là. Ai-je eu des doutes ? Plus tard, mais pas sur lui. Sur les faits de viol, oui ; si j'ai eu des doutes sur le père ils ont été vite balayés. C'était un homme agréable, tout le monde vous le dira, il était insoupçonnable. 
Aujourd'hui il n'est plus là, il ne reste que la mère à blamer, c'est d'autant plus facile qu'elle semble avoir du mal à compatir avec ses filles, que "l'une s'en sort et l'autre pas", ce qui en ferait une personne "fragile". Et moi là dedans, témoin aveugle, témoin muet. Mais témoin seulement, pas touchée comme toute la fratrie.

La fragilité des victimes d'inceste réside dans l'effort continu pour "ne pas tomber" dans le pays des ténèbres  : 

C'est un monde où victime et bourreau sont réunis. Je crois que ce sont les mêmes ténèbres, ou presque les mêmes. C'est une monde où on ne peut pas ignorer le mal. Il est là partout, il change la couleur et la saveur de toute chose. L'ignorer ou l'oublier n'est pas une option, car plus on le fuit, plus vite il vous rattrape. Mais on peut se maintenir au bord sans y pénétrer. Apprendre à rester sur le seuil de ce monde, voilà le défi, marcher comme des funambules sur le fil de nos destinées. Trébucher mais, encore une fois, ne pas tomber. Ne pas Tomber. Ne pas tomber.
Triste Tigre  - Neige Sinno

La question n'est pas d'être sauvée de s'en sort ou de refaire sa vie, il s'agit de "ne pas tomber" comme l'écrit Neige Sinno, et c'est à vie. Alors pourquoi le bourreau a droit à une seconde chance ? A l'oubli ? 

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