La R12 verte |
Quand j'entends que Michel Sardou va recevoir la légion d'honneur, je me marre en grinçant des dents et je trouve ça drôlement paradoxal. Cette distinction perd de sa valeur le temps passant. Michel Sardou me ramène des années en arrière.
Je connais les paroles de beaucoup de ses chansons par coeur, la maladie d'amour, femmes des années 80, les lacs du Connemara, je vais t'aimer, en chantant... J'étais encore à l'école primaire, je ne saisissais pas ce que je chantais et aujourd'hui quand je les fredonne, les paroles sont largement discutables.
Carrément sexistes en fait. Voire problématiques : la maladie d'amour pour ne citer qu'elle "qui unit dans son lit des cheveux blonds des cheveux gris", et puis l'écolière et le professeur.
C'était une époque : Sardou est indissociable de la R12 verte dans laquelle je l'écoutais. Il y avait de la moumoute crème sur le volant, et des housses de sièges assorties. Je trouvais ça tellement moderne.
A 10 ans, dès que ce ne sont pas vos parents, vous trouvez ça hyper moderne.
A 10 ans, nos parents sont toujours ringards et ne font jamais les bons choix, c'est dire les choix qui donnent un air cool. Les miens roulaient une 305 orange c'est dire.
Dans la R12 verte, il y avait plein de k7 de Michel Sardou, c'est moi qui les tournais et qui les changeais quand j'étais devant. Parce qu'en plus, la conductrice de la R12 verte me laissait monter devant quand le conducteur officiel n'était pas là. Sans ceinture évidemment, nous sommes au tout debut des années 80, c'est la liberté, la ceinture n'est pas obligatoire.
La coolitude des années 80, c'est "femme des années 80, femme jusqu'à"au bout des seins"; fenêtres ouvertes, moumoute au vent dans la R12 verte. La conductrice fumait en conduisant, le cendrier débordait et elle le vidait par la fenêtre, quand elle ne me demandait pas de le faire.
J'ai roulé l'été dans la R12 verte, l'hiver pour aller aux cours de ski. J'allais chez eux en février pour apprendre à skier, j'y ai passé du temps, beaucoup de temps, j'allais aux cours toute la journée , le soir j'allais au bar avec la conductrice puis on rentrait en R12.
Du conducteur de la R12 je me méfiais. Il ne chantait pas Sardou à tue-tête avec nous, il ne fumait pas, il se tenait toujours très droit car il était petit, rapidement j'ai été aussi grande que lui.
Et maline aussi. Je me suis toujours sentie plus maline que lui. Je le trouvais étroit d'esprit, pas intelligent pour deux sous, et moche, ce qui n'arrangeait rien.
Mais que sait-on de la beauté des gens à 10 ans ?
Qu'est ce qui fait qu'à 10 ans qu'on se sent plus intelligent qu'un adulte?
Un jour à table, en plein milieu du repas, je ne sais pas ce qu'il a dit ou ce qu'il a fait je l'ai giflé.
Pas une petite tape, non, une grande gifle, comme un bon coup droit au tennis. Avec de l'élan, la main bien à plat. Ma main droite, sa joue gauche.
Même des années après je suis encore surprise par cette gifle. Elle n'était pas préméditée, elle était réflexe, la juste chose à ce moment là, pour moi.
Je me rappelle très bien la sensation de ma main sur sa joue, et avoir immédiatement pensé "j'ai giflé un adulte!", effroi, sidération.
J'attendais la déflagration retour.
Qui n'est pas venue.
Il m'a regardé à peine surpris, comme il aurait regardé un adulte qui lui aurait renvoyé un truc bien mérité.
Elle a tiré sur sa cigarette en me disant" tout de même, on ne gifle pas comme ça ".
Elle a exhalé sa fumée. Nous sommes passés à autre chose.
Je ne me suis pas faite grondée.
Je n'ai pas été punie.
Je n'ai rien compris.
Avec le recul, je me dis qu'il a vraiment du dire un sale truc. Quelque chose qui m'a choquée.
Comment choque-t-on une enfant de 10 ans qui chante Michel Sardou?
Je n'avais que peu de relation avec lui, même en passant du temps chez eux ou avec eux, j'en ai encore moins eu après. C'est comme s'il n'existait pas dans mon environnement.
Mon regard pouvait balayer une pièce et ne pas le voir.
Je pouvais suivre une conversation et ne pas l'entendre.
Je pouvois lui dire bonjour (on m'a toujours appris à être polie) et ne pas accréditer sa présence.
Après la gifle, il m'a toujours tenu à l'oeil, il m'a regardé comme on regarde un adversaire à la hauteur. C'est resté, même adulte quand je le vois, je pense à cette gifle, et parfois je me dis qu'il s'en rappelle aussi, tout vieux monsieur qu'il est devenu.
Quelques années après la gifle, la conductrice de la R12 est arrivée chez nous avec des bleus et un oeil au beure noir, ses enfants sous le bras.
Ce qu'il n'a pas osé faire avec moi, il ne s'est pas géné avec elle.
Leur fille a mouillé son lit jusqu'à son adolescence passée. Je ne peux pas m'empêchèrent de me dire qu'on mouille son lit jusqu'à 16 ans et plus pour éviter que quelqu'un n'y vienne.
C'est ça ma représentation de Sardou : la R12 verte avec la moumoute, les bleus au visage et le pipi au lit.
Comme dit Sandrine Rousseau "le patriarcat va tomber, il vacille dejà. Mais ils se décoreront tous mutuellement avant."
Thierry Ardisson, Gerard Depardieu ...pourquoi pas Michel Sardou : on met à l'honneur la R12 verte, la moumoute sur le volant, les bleus au visage et le pipi au lit d'une adolescente.
Bientôt, on pourra dire que c'est à ça qu'on les reconnait : la légion d'honneur.
Et certaines, certains qui en ont été décorés, plus conscient·es que d'autres iront la rendre parce que finalement ce sera du déshonneur.
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