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le port de Martigues - Nicolas de Stael |
Je suis dans une boucle de 20 ans. En fin de boucle, elle est en train de se refermer. C'est peut-être une hyper sensibilité à la synchronicité, peu importe. J'ai la sensation d'être en train de passer au autre chose. Quoi, je ne sais pas encore. Ca traine un peu d'ailleurs et comme ça me semble résister je m'énerve, je sur- réagis.
Il y a vingt ans, en mars 2003, on me diagnostiquait ce trou dans le coeur. A l'époque je n'ai retenu que ça. Le concept du trou dans le coeur. J'ai mis du temps à comprendre la malformation, sa forme, sans parler des conséquences et des symptômes (toujours en devenir). J'ai toujours nié les symptômes, et éviter les conséquences. j'ai toujours refusé d'y penser, vécu comme si je n'avais rien. Déni, quand tu nous tiens!
Le cardiologue m'avait dit : "je ne vois pas où est la communication entre vos deux auricules, mais elle y est. Je l'entends et je vois les conséquences : le côté droit de votre coeur est très dilaté, on fera une échographie trans-oesophagienne pour voir exactement où elle est. De toute façon, il va falloir vous opérer".
Je n'avais pas du tout le temps. C'était un samedi matin, j'avais trente-deux ans, je venais d'apprendre que j'étais enceinte et j'avais besoin d'un certificat médical pour courir le semi-marathon.
L'idée d'une opération à coeur ouvert n'avait pas sa place dans l'agenda. Il a du bien mesurer ma résistance, ou alors c'est une autre fois qu'il a évoqué les progrès de la technologie et que dans l'établissement où il travaillait des interventions étaient faites par cathétérisme. Je suis certaine qu'il n'a pas dit le mot cathétérisme, mais j'avais compris la méthode, j'avais aussi compris que vu l'emplacement de ma malformation ce ne serait pas évident, même avec les progrès.
En mars 2003, le médecin qui m'opérerait en juin 2023 n'avait pas encore 15 ans, il n'était même pas au lycée. Savait-il qu'il ferait médecine?
Cette année-là, j'ai pris le départ du semi marathon, je ne l'ai pas fini, après le 15e kilomètre le parcours est passé tellement près d'une bouche de métro que je n'ai pas résisté, je suis rentrée. Je n'ai pas franchi la ligne d'arrivée, pas si entrainée que ça, j'avais mal partout et j'en avais marre de courir. Il m'avait aussi un peu énervé ce cardiologue que j'avais du supplier pour ce certificat médical et qui m'avait tout simplement interdit de faire de la plongée sous-marine.
Cette année-là j'ai rencontré Nicolas pour la première fois.
De Stael a eu une grande retrospective à Beaubourg. Du 12 mars au 30 juin 2003.
J''ai été arrêtée dans les premiers mois de cette grossesse (fatigue et douleur), par conséquent j'ai vu l'exposition dans ces débuts : Mars est fort possible, Avril probable, Mai j'étais déjà coincée sur mon canapé.
Ce fut une révélation. Une grande ouverture sur un monde que je connaissais à peine. J'étais parisienne de puis déja une dizaine d'années, écumant toutes les grandes expositions du Grand Palais au MAM, en passant par l'abonnement à Beaubourg. J'avais ingéré tous les impressionnistes, vu les Titien, Tintoret et Caravage, testé Rotko qui m'avait mise en appétit, sensible à Rodin, émue par les sculptures de Marx Ernst. Peu de femmes dans les grandes expositions, j'avais bien croisé Berthe Morisot, avec Degas c'est elle que j'avais préférée chez les impressionnistes, tout comme j'avais préféré Camille Claudel au maitre. Mais je n'étais pas encore en rage sur le décompte et si je constatais qu'il y avait peu de femmes, je me contentais de Camille, Berthe et Adèle Hugo dont je lisais avec passion la biographie.
Avec Nicolas, c'est le monde de la couleur, du ressenti qui s'est ouvert. c'était de l'émotion à l'état pur, je me suis perdue dans les tableaux. Rothko m'avait éduqué sur la couleur, Ernst sur la forme, de Stael assemblait les deux. Il est resté dans mon coeur depuis. J'ai acheté le catalogue de 2003, et sa photo si connue que j'ai longtemps eu au dessus de mon bureau.
En Chine, un peintre copiste a reproduit depuis une page du catalogue de 2003 Le port de Martigues dans sa taille originale, sans l'émotion originale. La copie est depuis toutes ces années dans notre intérieur, elle a pris un coup en traversant les océans dans son container. Elle n'a pas la luminosité, la nuance de de Stael, elle en a seulement l'idée, les grandes lignes et les paquets de couleur. Je m'en moque, l'émotion est en moi, je sais la convoquer dès que je regarde le tableau depuis mon canapé.
Et pour finir 2023 j'y suis retournée.
20 ans après. Voir Nicolas.
De Stael au Musée d'Art Moderne.
La même semaine j'ai fini mon traitement de 6 mois d'aspirine. Dis comme ça, ça semble bénin. Un peu d'aspirine protect tout les matins pour fluidifier le sang. C'est un moindre mal pour l'intervention que j'ai eu. Le sang est pulsé énergiquement par mon coeur, dans le stent, les parois se colonisent et bientôt le nitinol sera recouvert de cellules vivantes. Il ne faut pas de caillot, il faut que ça circule.
Tous les matins, aspirine.
Tous les matins une pensée pour le médecin - je le revois de dos en consultation " vous prenez bien votre aspirine?"
Tous les matins je revois son visage.
Tous les matins, je pense de nouveau à ce coeur vulnérable.
Tous les matins ...
Et les matins où j'oubliais c'était pire, car je prenais peur quand j'y pensais. Et je voyais le médecin froncer les sourcils de loin.
Quand j'ai avalé le dernier cachet du dernier blister de la dernière boite j'avais envie de sabrer le champagne. Je ne l'ai pas fait c'était le petit déjeuner.
J'avais envie de lui envoyer une photo et de lui dire "c'est fini, je ne vais plus penser à toi tous les matins". Je ne l'ai pas fait non plus, tout ça n'a rien à voir avec lui.
Je me suis dit ça y est je passe à autre chose.
Et je suis allée voir Nicolas au musée d'art moderne. Émotionnellement il s'est passé un drôle de truc qui m'a remis 20 ans en arrière en lien avec cette histoire de trou dans le coeur.
Voir Nicolas et mourir. Voir Nicolas et ressusciter. Voir Nicolas et boucler la boucle.
Voir Nicolas avec un trou, puis vingt ans après le voir en étant réparée.
On plie l'affaire et on n'en parle plus.
Ni de de Stael, ni du coeur.
Intellectuellement c'est beau. Pas très rationnel, mais beau. J'aimais bien la sensation de synchronicité; sans y trouver du sens, je voulais un lien.
Ce n'est pas compliqué. Les souvenirs s'ancrent par les émotions, je n'ai pas accueilli la nouvelle du trou dans le coeur en 2003, elle s'est installée avec l'émotion des tableaux de Nicolas. Et 20 ans après, elle resurgit quand je me plonge de nouveau dans ses tableaux. A mon insu.
Et par dessus, je rajoutais un peu de l'autre Nicolas (Bouvier). Des résurgences du passé, que je croyais enterrées et qui revenaient. Loin d'être closes, les boucles se déliaient. Je ne maitrisais plus rien.
La boucle de vingt ans de Nicolas et du coeur n'en finit pas de se clore. Unfinished business disent les thérapeutes Gestaltistes.
J''ai reçu une convocation de l'hôpital pour les tests liés au protocole de recherche : les prises de vues du coeur sous tous les angles, et les tests de souffle, effort et marche. rendez-vous le 12 Janvier et la grande boucle se conjugue au passé.
Trop facile. Une médecin inconsciente a annulé et reporté un rendez-vous. Unfinished tests le 12 janvier. Je suis obligée d'y retourner.
Elle pré-empte mon agenda et je reçois une nouvelle convention pour une date où je sais que je ne peux pas me libérer.
Ô rage, Ô desespoir de la fin qui ne finit pas, de la boucle que je voulais terminée avec Nicolas au MAM.
Furieuse, je fais un texto sec au médecin que j'adore et qui n'y est pour rien sur "ses joyeuseté de tests presque terminés si ce n'est sa collègue un peu naze qui a reporté sans prévenir les tests d'effort".
Dans ma tête, après cette journée, plus jamais je ne parlais de ce coeur.
Et j'étais prête à tout gommer tout oublier, y compris ce médecin que j'aime tant. Pour en finir, j'aurai fait un pacte idiot de ne plus jamais le revoir pour ne plus jamais avoir à parler de ce coeur.
Calmée après 20 minutes de scooter avec des températures en dessous de zéro, je me rends compte du ridicule de la situation.
Oui je dois y retourner pour une demi journée de tests.
Oui je dois changer la date déja planifiée
Oui je pensais que ce serait fini et cela ne l'est pas.
Oui je dois me faire suivre à vie, et autant que ce soit par lui.
Cette histoire de coeur ne sera jamais finie.
Même si 20 ans après par un drôle de hasard il y a de nouveau une exposition de Nicolas de Stael.
Et passer mon agacement sur le médecin que j'adore ne changera pas le fait que mon coeur est définitivement mal formé, que le stent l'a réparé (pour combien de temps?) et que toute ma vie je devrais y penser et faire avec.
Et que peut être grâce à Nicolas et à ce médecin aujourd'hui j'arrive à accepter que j'ai un coeur malformé, qu'il est réparé par un objet extérieur désormais colonisé de cellules.
Mais la boucle ne se bouclera jamais. malgré toutes les retropectives de Nicolas de Stael, ou les histoires de Nicolas Bouvier.
Ce n'est pas une boucle, c'est la vie et elle défile dans un seul sens.
Toute ma vie, ce que je suis est devant moi.
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