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la petite ceinture, novembre 2024 |
Au plus je réfléchis à cette histoire de voyage, au plus je trouve des arguments qui m'encouragent à poursuivre et amenuisent un potentiel renoncement.
Il faut dire que ces derniers temps je ne lis que des livres de femmes qui voyagent.
J'avais attrapé sur une gondole un poche au titre évocateur Ces héroïnes qui peuplent mes nuits, après avoir vérifié que l'autrice était bien une autrice et de quoi il retournait dans la quatrième de couverture, j'avais l'impression que ce livre n'avait été écrit que pour moi.
Je n'étais pas la seule à avoir des rêves d'héroïnes, c'est à dire des femmes qui font autre chose que ce qu'on attend d'elles, je n'étais pas la seule à chercher des noms de femmes à toutes les époques, dans tous les domaines, à m'interroger pourquoi elles sont absentes, ou si peu nombreuses.
Ce sont des livres comme celui là qui donnent vie, corps, substance à d'autres tels que "Elles ont conquis le monde" ou "une histoire mondiale des femmes photographes", utiles ces encyclopédies, recensent, épinglent, et catégorisent comme les collectionneurs des papillons sur leur étagères. Je peux ainsi les passer en revue, faire leur connaissance les avoir en tête, mais quand je peux lire leurs histoires, leurs mémoires, leurs correspondances c'est jubilatoire. C'est crise de bonheur, comme dirait mon iAdo, le dernier.
C'est un concept qu'il m'a sorti un soir : chez lui, c'est un état final produit d'un enchainement qui commence par l'entraînement (escrime, au moins deux heures), suivi d'un bon repas (roboratif, plus près du chili con carne que du gratin de courgettes), couronné par une douche bien chaude avec la musique à fond, avant de se mettre au chaud dans son lit dans le noir et s'il pleut le bruit de la pluie est la cerise sur le gâteau. J'aime bien comme il en parle, le mot crise génère instabilité et paroxysme, adossé au bonheur qui au contraire véhicule le contentement et le bien-être. J'ai adopté son concept.
Je n'ai pas besoin d'un repas roboratif, des cerfeuils buttereux me suffisent le soir, mais lire des histoires de vie des héroïnes que je n'avais vu qu'épinglées dans des collections fussent-elles encyclopédiques, engendre chez moi des crises de bonheur. Comme quand je tombe (c'est toujours par inadvertance, bien sûr!) dans une librairie sur la correspondance d'Ella Maillart (à ses parents) et que je me rends compte qu'elle a suivi les conseils de Karen Blixen (l'a-t-elle lue?)
Je donnerai volontiers deux conseils à toutes les jeunes femmes : coupez-vous les cheveux, et apprenez à conduire une automobile. Ces deux choses changent le cours de l’existence. Les cheveux longs ont vraiment été une forme d’esclavage tout au long des millénaires qu’a duré l’histoire ; avec une crinière que l’on peut coiffer en une minute et à travers laquelle le vent peut souffler on se sent plus libre que les mots ne peuvent l’exprimer.
Lettre de Karen Blixen à sa mère
D'autres aussi suivent ces conseils, dernièrement en Iran, et même en Arabie Saoudite les femmes peuvent désormais conduire. Les cheveux courts et le permis c'est le début du voyage.
L'été de mes 18 ans, je suis entrée dans une auto-école, et j'ai demandé qu'on m'inscrive au permis à la première date de passage de l'examen après le 14 juillet. J'avais trois semaines pour être au niveau, je m'y suis mise de façon intensive et sérieuse (la seule fois de ma vie où je n'ai JAMAIS confondu ma droite et ma gauche). Je n'avais pas encore lu Karen Blixen, mais je savais que le voyage commençait avec le déplacement autonome et que si je voulais aller un peu plus loin, il fallait que je fasse autre chose que marcher. L'été suivant j'ai traversé l'Italie, la Yougoslavie (quand ce pays existait encore) en Fiat Panda avec une copine jusqu'en Grèce. Mes cheveux n'étaient pas particulièrement longs, à l'époque je trouvais leur couleur rousse un peu encombrante (pas assez discrète surtout).
Un autre conseil que j'aime suivre est celui de Nellie Bly, figure récemment reconnue comme la pionnière du journalisme d'investigation sous couverture. Je ne veux rien enlever à son mérite, mais étant une femme à cette époque (1864-1922), pour faire du journalistme elle n'avait pas d'autre choix que d'être undercover. c'est sa condition de femme qui l'a d'abord poussé à la clandestinité, sa condition de femme et sa curiosité aussi. Un homme n'aurait pas eu besoin donc pas eu eu l'idée du subterfuge de la clandestinité, la voie leur était ouverte, du moins facialement.
Un peu avant Isabelle Eberhart éprouvait d'autres difficultés, de l'autre côté de l'Atlantique
En France, il faut être française pour vivre du journalisme et avoir (..) un amant dans les journaux. Un mari, c’est plus difficile, mais celles qui ont un mari y arrive seules.
Isabelle Eberhart - Lettres et journaliers
Nellie Bly était américaine et sans encore de mari quand elle est partie faire le tour du monde en moins de 80 jours, c'était son défi pour le journal, et ses affaires tenaient dans une sacoche qu'elle portait à la main, la taille de ce qu'avait les médecins quand ils faisaient encore les visites à domicile.
Vos affaires doivent tenir dans une sacoche à main.
Les miennes tiennent dans un sac à dos, devenu plus petit avec les années. Deux tenues en montagne l'une pour la marche, une pour après la douche. J'ai deux grandes peurs dans la vie qui s'appliquent particulièrement aux voyages : j'ai toujours peur d'avoir froid et de ne plus avoir de quoi lire.
J'ai donc toujours trop de chaussettes (même au Cambodge, hors saison, en pleine chaleur), et trop de livres. Comment a fait Nellie Bly pour ne pas avoir froid ? Comment a-t-elle assuré sa lecture pendant 72 jours ? (quand ni les vêtements techniques Heatech de Uniqlo ni la liseuse de la Fnac n'existaient).
Mes héroïnes sont des voyageuses, souvent. Des écrivaines aussi. Des voyageuses qui écrivent. J'alimente toute seule mon propre cercle vicieux de la lecture et du voyage, parce que je ne laisserai pas ça aux hommes, ni la description ni récit du voyage. Ils ont trop tendance à nous partager leurs découvertes comme des vérités, plutôt absolues que relatives, il y a un côté explorateur-conquérant chez les hommes, y compris chez Tesson (et Munier, mmmh Munier) que je ne retrouve pas dans le récit des femmes.
Les hommes explorent, cartographient et posent leur vision du monde, les femmes voyagent et vivent, et racontent une expérience, comme Isabella Bird.
« nous contestons en tous points la capacité d’une femme à établir des connaissances géographiques et scientifiques . Par son existence et sa formulation, la femme est inapte aux voyage d’exploration et cette espèce de voyageuse autour du monde constitue l’un de phénomènes les plus choquants de la fin de notre siècle ».
A propos d’Isabella Bird, un pourfendeur de la Royal Geographical Society.
Mia Kankimaki - Ces heroines qui peuplent mes nuits
Elle est rigolote Isabelle Bird, souffreteuse, elle a passé sa vie malade à s'occuper de tout le monde, et elle est partie voyager sur ordonnance de son médecin, en robe et corset, toujours coiffée, Karen Blixen n'était pas encore née. Son médecin lui a prescrit de changer d'air et a plusieurs reprises elle est partie de son Ecosse natale, pour Hawai, l'Australie, le Kurdistan, la Chine. C'était au 19ème siècle.
L'avion n'existait pas, elles n'étaient pas censées voyager seules, et pourtant elles se déplaçaient : elles prenaient le bateau, le train, elles voyageaient en voiture à cheval, à vapeur... elles avançaient.
Je me dis que si toutes ces femmes voyageaient à une époque où c'était hors de question pour elles, je trouverai bien, moi une manière de voyager qui ne me mettrait pas en contradiction intérieurement.
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