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Yasuhiro Ishimoto @ Le Bal |
La magie des 10 jours
Dans le voyage tout est étranger et effrayant au début - la nourriture, les maisonnettes, les gens, les animaux, les odeurs, les sons. Mais au bout d’un moment on s’y fait, l’organisme s'habitue, les yeux s’ouvrent et on commence à regarder au-delà de cette étrangeté et de cet effroi. C’est ce qui me pousse à faire de longs voyages. Je veux attendre de commencer à voir. En général cela se passe autour du 10è jour.
Mia Kankimaki - Ces héroines qui peuplent mes nuits
L'étrangeté et le temps long.
C'est ce qui me pousse à voyager. Si, ou plutôt quand j'aurai le temps, je voyagerai longuement, lentement aussi, pour me sentir étrange, érangère, être ici sans y appartenir, être dérangée par un quotidien qui devient familier.
Tiraillée entre le rapport du R
éseau Action Climat pour réduire le traffic aérien et mon insatiable curiosité à aller voir ailleurs comment ça se passe, je ne cesse de m'interroger sur pourquoi je voyage, ce que je cherche pourrait-il être trouvé sans prendre l'avion, comment puis-je faire différemment sans renoncer à ma curiosité ...
Je suis pile dans les statiques "Les Français qui prennent l’avion sont principalement des personnes aisées, diplômées et urbaines, qui utilisent ce mode de transport pour partir en vacances. Les vols de loisirs représentent ainsi 75% des émissions de CO2". Je fais partie des 20% les plus aisées qui contribuent aux 75% des émissions de CO2 de l'aérien.
Cet été a été publié
Renoncer au voyage, une enquête philosophique de Juliette Morice, je ne l'ai évidemment pas lu, on ne sait jamais j'aurai pu moi aussi renoncer au voyage (ahhh perspective terrifiante), mais j'en ai parcouru les grandes idées dans
La vie des Idées (tout est dans le titre).
J'en retiens pour ce qui me concerne que c'est ma façon d'habiter le monde et pas juste ma maison, mon quartier, ma ville, c'est une façon d'y appartenir, de m'y enraciner tout en me déplaçant dedans. j'ai déja parler du plaisir du déplacement (que ce soit en train ou en avion), de cette impression de n'être nulle part (paradoxale tranquillité selon Juliette Morice) qui amène à la fois le dépaysement, le mouvement et la stabilité.
J'ai toujours un endroit où je veux aller, loin, près, l'ailleurs est tentant, même quand je connais déjà, il y a toujours un détail que je veux (re)voir, une expérience, une vue, une ambiance à (re)trouver.
Et il y a les envies qui se sédimentent grain par grain, jusqu'à s'empiler en un gros rocher immanquable, incontournable, un lieu qui devient un point de mire, une destination.
Après la série Yellowstone, le Montana est une destination, pas juste à cause de la série, avant il y a eu les romans de
Pete Fromm et le parc des Grands Tetons, avant il y a eu l'essai de Joanna Peacok
Surrender ; Anchorage est venue avec le Grand Marin de Catherine Poulain, puis le
Grand Nord Ouest de Anne-Marie Garat et les Pizzlis (la bd), la Mongolie à cause de tous les récits de Tesson, l'Afrique du Sud et le Kilimandjaro à cause de Johnny Clegg, de Mandela et de Mia Kankimaki et les lettres de Karen Blixen sur l'Afrique, l'Isle de Skye parce que les Trois Chardons, le vent et les montagnes, l'Inde parce je suis partie trop vite de Darjeeling la dernière fois, Jhumpa Lahiri et Arundati Roy et tous les autres romans... Je pourrais continuer à l'infini avec des lieux très spécifiques : la maison de Georgia O'Keeffe au Nouveau Mexique, le chalet d'Ella Maillart en Suisse,..
Tous mes voyages passés ont des antécédents de lectures, un passif d'expositions, un background d'imaginaires de mes cueillettes culturelles. Mes fils n'avaient pas tout compris au concept de voyage à
Edinburgh d'après "
un livre et des personnages qui n'existaient pas", cela ne les avait pas empêchés d'apprécier la ville et ses trésors (surtout pour le gouter!).
Pour arrêter de voyager, il faudrait que j'arrête de lire, de regarder des films et des séries, et d'aller voir des expositions. Il faudrait que j'arrête de vivre.
Ou que je me contente des livres, des photos et des films sur les lieux.
Comme pendant le Covid. Je n'ai pas mal vécu le confinement (sauf le fil
WhatsApp du boulot), mais je n'en pouvais plus de ne pas voir du beau, de ne pas être transportée. J'ai replongé dans beaucoup de grands livres d'expositions, de photos achetés à ces occasions. Je me suis félicitée de mes achats d'alors. Pour compléter, mon iMari m'avait trouvée un site pour échanger de fenêtre : je cliquais et je partageai la fenêtre de quelqu'un d'autre ailleurs, à l'autre bout du monde. J'ai largement abusé de
WindowSwap, je le fais encore de temps en temps, c'est moins cher que l'avion.
Les confins évoquent intuitivement des contrées lointaines, des précipices et des pointes avancées avant le gouffre, des fins de continents que l’océan s’apprete à engloutir, d’obscurs villages de montagne escarpés ou de steppes reculées, autant d’archaïsme échappant à la modernité. Mais le bord du monde n’est pas que géographique ou exotique, il sait se faire intime. Il existe des confins intérieurs aux extrémités rarement explorées de nos inconscients. Il existe aussi des ailleurs proches, territoire d’une familière étrangeté où ce qui nous est le plus connu peut encore charrier son lot de nouveautés, pour peu qu’on l’examine depuis de nouvelles perspectives. Il y a des confins que l’on ne peut toucher qu’en faisant un pas de côté.
Corine Morel Darleux – Alors nous irons chercher la beauté ailleurs
J'ai bien lu Corine Morel Darleux, et si je comprends bien son propos, ce n'est pas nécessairement les confins que je cherche, pas nécessairement ce bout du monde, où personne n'est allé, mais cet endroit étrange et familier, qui me rend à la fois étrangère et ici. Comme une version revisitée de Verlaine :
Je vais souvent dans ce lieu étrange et pénétrant
d'une terre inconnue, et que je découvre et qui m'accueille
Et qui n'est, à chaque fois ni tout à fait le même
Ni tout à fait un autre, et me fascine et me dérange
Ceci mon propre arrangement de Verlaine
Elle a raison Corine Morel Darleux, elle a tellement raison que je suis allée dernièrement (encore) dans le Vercors (elle y habite !) et que j'y retourne, pour y trouver d'autres confins. La marche sert le propos des confins intérieurs, et cet été je suis donc allée arpenter le Vercors, nous y retournons à Noêl et au nouvel an, histoire de bien ancrer mon nomadisme dans un mouchoir de poche de la taille d'un plateau alpin.
Le nomadisme est un mode de vie qui je le découvre aujourd’hui peut s’ancrer et se déployer dans un territoire en s’émancipant des contraintes logistiques.
Corine Morel Darleux – Alors nous irons chercher la beauté ailleurs
Je ne suis pas prête à renoncer à voyager, je suis prête à arpenter, à voyager plus lentement, plus longtemps, à modérer certainement. Je sais que ça ne suffira pas. Habiter le monde requiert de pourvoir s'y mouvoir parait il et non de prendre racine en un lieu stable ou d'élire tel lieu comme point de référence.
Je suis de cet espèce là, qui bouge, vite ou pas, qui revient parfois (plutôt d'ailleurs), je suis une fidèle cette (quand j'aime une fois j'aime pour toujours, comme dit la chanson), mais une nomade, une curieuse, une globetrotteuse qui a besoin de savoir qu'ailleurs c'est bien aussi, qu'ailleurs il y a des gens qui vivent comme nous et pas comme nous, que c'est pareil et différent, que les liens peuvent être tissés parce que nous habitons le même monde. Ces liens qui nous unissent et nous libèrent (titre d'un film, et d'une maison d'édition).
Un jour je voyagerai à pied, en vélo ou en voiture, mais je ne renoncerai pas au voyage, où alors c'est que j'aurai arrêté les livres, les films et les expositions.
Ce jour là, je serai morte.
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