prise en 2008, quand l'étage du Bayon était accessible |
C'est mon chouchou. Il l'a toujours été.
Il est beau, il est grand, il est bouddhiste, il est visionnaire. Je le vois tous les jours.
Et avantage ultime, il est mort depuis plusieurs siècles.
Ça commence il y a quinze ans, avec la découverte du Bayon - même s'il faut le reconnaitre mettre sa tête sur les quatre côtés des 54 tours de son temple montagne a quelque chose de narcissique et mégalomane.
Il n'empêche, le Brayon avait déja eu son effet sur moi en 2008, la première fois. Plus qu'Angkor Vat (la grandiloquence), plus que Phnom Kulen (la victoire de la forêt), plus que le Kumbh Melea (le plus sauvage).
Jayavarman VII est réellement mon idole. Il trône en photo grand format dans ma salle à manger.
Le beau, le grand, le bouddhiste, le visionnaire.
Il est connu pour être un grand roi bâtisseur khmer, mais dans les faits il est bien plus que ça.
Comme Alienor (d'Aquitaine, parfois je me passionne pour des personnages sans savoir exactement pourquoi), c'est un Survivor : il a vécu longtemps à une époque où l'espérance de vie était très basse (45 ans au Moyen Age en France, ce qui pourrait être similaire dans l'Empire Khmer). Né probablement en 1128 (les avis divergent selon les sources) et mort vers 1219, il aurait vécu 91 ans ; ce qui a du faire de lui un vieux sage.
Les histoires racontent qu'il a eu la lèpre, je ne sais pas s'il est mort de cette maladie, mais 91 ans c'est déjà un bel âge pour mourir. D'où la construction de la terrasse du Roi Lépreux, ce qui lui permettait sans doute de voir le monde, d'aller à la rencontre de son peuple de loin sans contaminer personne (vraiment?).
Jayarvamn VII c'est aussi le roi qui a changé la religion du pays. L'Empire Khmer hindouiste est alors devenu bouddhiste. Ça a l'air de rien comme ça. On se dit "bon, une religion d'Asie pour une autre c'est du pareil au même". Pas du tout.
Le principal effet a été d'abolir le système de castes. Et ça, ce n'est pas rien.
C'est la suppression d'un système d'inégalité instauré à la naissance.
C'est un premier principe d'égalité.
C'est une autre façon de penser la société que le karmah et la réincarnation punitive à l'infini. Désormais le cycle de la réincarnation est le même pour tout le monde, qu'on soit petit ou grand véhicule on a droit au Nirvana si on suit quelques préceptes, qui sont bons, et pour soi et pour les autres, et cerise sur le gâteau, pour le monde dans lequel on vit.
On dit aussi que c'est sous l'influence de sa (première) femme Jayarajadevi qu'il a instauré le bouddhisme comme religion détat. Comme quoi, derrière chaque grand homme, il y a toujours une femme. Au moins une qui le guide, qui lui souffle des bonnes idées à mettre en oeuvre. On écoutait déja plus les hommes (que les femmes) à cette époque là visiblement, ce n'était pas mieux qu'aujourd'hui.
Ses idées suivantes lui ont été soufflées par sa deuxième femme Indradevi qui étudiait la philosophie, bouddhiste, entre autres.
Pour la petite histoire - le mec n'est tout de même pas parfait - sa deuxième femme est la soeur de la première. Il l'a épousé quand la première est décédée, selon le principe de proximité : on va au plus simple, on épouse celle qui est déja là (déja vu avec Nicolas de Stael qui épouse la baby-sitter quand sa femme meurt).
Son intention était de transformer l'Empire Khmer en paradis, d'où le bouddhisme. En homme, pardon roi-dieu - c'est un concept, ce n'est ni le dieu des rois, ni le roi des dieux, concept largement expliqué au musée de Siem Reap - pragmatique, il crée des rest houses (l'équivalent des auberges relais du Moyen-Age en France) tous les 15 km dans l'Empire, le long des routes pour faciliter les déplacements, les échanges et la guerre aussi, puisqu'il reconquit le territoire khmer aux mains des Chams, des Thais et plein d'autres peuples qui parlent à mon imaginaire plus qu'à mes connaissances.
Et surtout, le truc qui m'a plu, le truc qui l'a mis tout en haut de la liste, le truc que je trouve carrément innovant c'est qu'il a créé des hôpitaux. Pas des couvents où on soigne les pauvres (comme Alienor), pas des hospices pour les défavorisés, des hôpitaux, des vrais. Conçus sur un même plan, avec des dotations (un avant goût de la planification programmée communiste) : des dotations en nourriture, en médicaments, en personnel.
Je trouve ça incroyable de clairvoyance, d'intelligence, d'innovation sociale, de bienveillance. Et en même temps dans la droite ligne du bouddhisme grand véhicule (Mahayana) : le Nirvana est atteint ensemble, c'est un objectif qui ne peut être réalisé que collectivement. C'est là où il est fort ce Jayavarman, il avait compris un des concepts fondamental de la santé publique (heureusement que j'ai travaillé pour Santé publique France, sinon je ne saurai rien de tout ceci) : la santé d'une population est la santé des plus fragiles et des plus malades, c'est donc de ceux là dont il faut s'occuper pour améliorer la santé de tous.
Si on veut atteindre le Nirvana, il faut s'occuper de la santé des plus faibles. Aussitôt compris aussitôt fait, il crée des hôpitaux dans tout l'Empire : 102 au total, au nom de Bouddha, tout de même, et de deux Bodisattvas spécialistes de soigner les maladies (healing the sick).
Parmi les provisions de chaque hôpital, du riz (évidemment) provenant des villages alentour, du sésame, des noix de muscade, de la cardamome et des trucs que je ne sais pas traduire. Dans la liste des médicaments, on trouve le sucre, l'origan, du beurre, la coriandre et au moins deux sortes de curcuma... tout cela était inscrit sur les murs à l'entrée des établissements. La liste se rapproche plus du cahier de recettes que de la pharmacie, il n'empêche c'était pensé et mis en oeuvre et peut-être qu'en ce temps-là, manger était déja une façon d'aller mieux. Il reste aujourd'hui dans tout le pays, des health centers, même dans les coins les plus reculés, et souvent avec un temple dans le jardin.
Le détail qui m'a envoutée, fascinée et carrément mise en extase est la liste du personnel avec les responsabilités en face (tout cela était dûment précisé) :
2 docteurs
3 assistants : un homme et deux femmes
2 magasiniers (store keepers)
2 cuisiniers
14 infirmier·es
2 femmes pour moudre le riz
6 femmes pour chauffer l'eau et moudre les épices
2 sacrificiers (ceux qui s'occupent des offrandes)
1 astronome
J'ose imaginer que ce n'est pas parce que ce n'est pas précisé que les fonctions sont nécessairement tenues par des hommes. J'ose imaginer que les docteurs peuvent être des femmes (mmmh), mais je dois reconnaitre que dans les temples ce sont toujours des hommes qu'on a vu s'occuper des offrandes, et que la fonction "moudre" est une fonction féminine (vu partout dans les visites )
Tout est redondé, sauf l'astronome (ressource rare ?), pour fonctionner 24/24 peut-être.
Ah Jayavarman numéro 7 (comme James B.), tu as pensé à tout. Je l'imagine en tailleur, dans sa position bouddhique de méditation, discuter avec d'autres dont son épouse (n'importe laquelle, peut-etre les deux soeurs tant que Jayarajadevi était encore vivante, pour réfléchir à tout ça :
- est-ce que 14 infirmier·es suffisent ? comment ça fonctionne avec les assistants docteurs?
- il nous faut séparer le moulinage (meunerie ?) du riz de celui des épices...
- on peut compléter leur fiche de fonction en leur attribuant la responsabilité de l'eau ...
Et de parler d'organisation du travail tous en tailleur en buvant du thé et en mangeant des fruits avec des épices.
Je me rends compte qu'il a vécu à la même période qu'Alienor d'Aquitaine (née en 1124, pareil que pour lui, ça dépend des sources), j'aurai aimé la rencontre, certaine qu'ils auraient eu des choses à se dire.
J'imagine Alienor arrivant à Angkor Tom par la grande porte, impressionnée par le pont avec des Garuda d'un côté et des divinités hindouistes de l'autre, étouffant sous ses couches de taffetas, son éventail ne procurant qu'une brise inutile, ses jupons s'alourdissant sous le poids de sa transpiration perdant toute légèreté et volupté des froufrous. Elle aurait l'air d'une Reine tombée dans son bain.
Jayavarman VII : bonjour chère Reine, je vous souhaite la bienvenue dans mon Royaume. Je vous ai préparé une suite, il y a de quoi vous rafraîchir et mes serviteurs vont vous aider à revêtir une tenue adapter à notre palais et notre climat
Aliénor : bonjour votre Majesté, je vous en prie appelez moi Alienor. Je serai ravie de me ranger à vos coutumes vestimentaires, en plus d'avoir j'ai l'air d'une gréluche avec mes couches trempées, je porte le double de mon poids et je sens que je vais m'effondrer d'un moment à l'autre avec ce fardeau.
Je l'imagine être plus grande que lui, le dépassant presque d'une tête, mais sa grandeur à lui est dans ses temples-montagne, elle lève les yeux pour regarder le Baphuong, penchant son ombrelle orange en arrière pour regarder le Dieu Roi en haut du temple.
Aliénor : dites moi mon cher Jayarvaman, je ne suis pas certaine de bien comprendre vos représentations religieuses. Chez nous il y a Dieu et c'est tout. Chez vous, il y a Shiva, Vishnu, Brahma, Bouddha et tant d'autres parmi les avatars sans compter les Garuda, les Apsaras... Je suis perdue!
Jayavarman VII : ah Aliénor, j'aime quand vous m'appelez par mon prénom. Peut-être pourrions nous envisager le tutoiement à un moment qui vous conviendrait? Vous avez vous aussi la Sainte Trinité, sans qu'on sache très clairement qui est Dieu, le père, le fils et le Saint Esprit, puis vous avez les Saints, les apôtres et les anges. C'est pareil ici. Nous avons gardé le panthéon hindouiste, il est prolixe, nourrit les histoires de nos bas-reliefs, fournit des nombreuses statues pour les ponts des portes d'Angkor Tom. L'avantage c'est qu'il en a pour tout le monde, chacun a sa divinité, et les avatars apportent les nuances des bons ou mauvais cotés. Rien n'est blanc ou noir, vous le savez.
Aliénor : mais alors la religion officielle c'est le bouddhisme ou l'hindouisme ?
Jayavarman VII : nous avons là un bouddha allongé, dit-il en tournant à l'angle du temple montagne,
regardez sculpté dans le mur. c'est ce qui nous permettra à tous d'atteindre le Nirvana. même vous chère Aliénior. Et nos bas-reliefs racontent les histoires de tous, de toutes les divinités, je vous rappelle que Bouddha est sortit du nombril de Brahma d'où l'expression en vogue chez vous "se prendre pour le nombril du monde". Nous sommes liés, plus que vous ne le croyez. Et finalement la religion d'état on s'en fiche non?
le Bouddha allongé du Baphuong (2014, @wiki) le mur a été remonté depuis |
regardez sculpté dans le mur. c'est ce qui nous permettra à tous d'atteindre le Nirvana. même vous chère Aliénior. Et nos bas-reliefs racontent les histoires de tous, de toutes les divinités, je vous rappelle que Bouddha est sortit du nombril de Brahma d'où l'expression en vogue chez vous "se prendre pour le nombril du monde". Nous sommes liés, plus que vous ne le croyez. Et finalement la religion d'état on s'en fiche non?
Quel homme sage ce Jayavarman VII !
Je doute qu'Alienor, soit si douce et ingénue qu'elle en donne l'air. Mais elle est curieuse, se demandant comment elle pourrait introduire le bouddhisme en France et en Angleterre histoire de se débarrasser une bonne fois pour toute de l'Eglise qu'elle soit de Rome ou Anglicane, et devenir elle même une Reine Déesse. Animal politique un jour, animal politique toujours, même sous les Tropiques.
Un soir sur la Terrasse des Eléphants (sic), ils dînent en compagnie de Jayarajadevi et de sa soeur qui était de passage. Alienor est assise à même le sol. Elle est vaguement inconfortable, malgré le coussin qu'elle a doublé sous ses fesses, elle change régulièrement de position, se détend les jambes. Même si elle trouve qu'avoir les pieds sur la table reste inélégant avec le risque de toujours mettre les pieds dans le plat (c'est du retour de son voyage que naîtra l'expression si connue), elle apprécie l'air sur la nudité de ses jambes et de ses pieds, c'est la première fois qu'elle se sent si libre dans son corps.
Jayavarman VII raconte son projet d'hôpital, projet dont il est fier et, en bon mec sûr de lui, n'hésite pas à s'étendre dans les détails, certain qu'il passionnent ces dames et qu'ellse apprennent tant de choses nouvelles auxquelles elles n'auraient jamais songé sans lui, le Roi-Dieu.
Je l'aime beaucoup mais il n'est pas parfait, il reste un homme.
Jayavarman VII : il y a 2 docteurs entourés de 3 assistants dans chaque hôpital, et chacun ont 3 infirmiers à leur ...
Alienor (un peu impatiente qu'elle en oublie le protocole) : y a t-il des femmes parmi le personnel?
Jayarajadevi sourit à cette question. Indradevi lève la tête, soudain intéressée par la conversation.
Jayavarman VII (très calme) : chère Alienor, ce n'est pas la question, il nous faut juste suffisamment de monde, et donc je disais 9..
Alienor : pardonnez moi mon cher Jayavarman, c'est exactement la question. Comment comptez-vous que les femmes aient confiance s'il n'y a que des hommes parmi le personnel soignant?
Jayavarman VII (surpris de la méconnaissance) : parce que justement ce sont des hommes!
Jayarajadevi (jubilatoire) : on te l'avait dit qu'il fallait mettre des femmes parmi le personnel
Indradevi (d'un ton docte, presque masculin) : les femmes sont détentrices d'un savoir inexploité, d'une connaissance du quotidien, profitable à la tenue de tes établissements...
Indradevi se prend pour une Pythie, elle a trop lu les Grecs. C'est son côté philosophe à l'excès.
Jayavarman VII se tourne vers Alienor : vous aussi, vous pensez qu'il faut mettre des femmes dans le personnel?
Alienor : je pense qu'il faut imposer un certain nombre de femmes à certaines des fonctions, laisser le choix, le hasard des genres à d'autres.
Jayavarman VII : il y a deja des femmes pour moudre les épices et le riz...
Alienor : je parle de poste à responsabilité, où elles sont en position de poser un diagnostic, de prendre de décisions sur les soins ... , c'est à dire parmi les docteurs, parmi les assistants, parmi la population infirmière...
Jayarajadevi : et d'ailleurs 9 infirmiers ca en suffit pas ...
Alienor (heureuse d'avoir une allée) : Chère Jayarajadevi vous avez entièrement raison, il faut lier le nombre d'infirmiers au nombre de patients pas, au nombre d'assistants ...
C'est ainsi que la politique des quotas a vu le jour, au cours du voyage d'Alienor dans l'Empire khmer.
C'est ainsi que le programme des hôpitaux de Jayavarman est devenu robuste.
L'histoire ne dit pas en quelle langue Jayavarman et Alienor discutaient, je sais juste qu'il n'y avait pas d'interprètes, sinon adieu la spontanéité.
Je sais aussi qu'un jour ils ont réussi à se tutoyer, c'était lors d'une promenade au Bayon en fin d'après midi.
Je sais enfin qu'elle aurait voulu qu'il vienne en Europe et qu'il a décliné son invitation au motif du climat trop froid ; la vérité est qu'il sentait déjà les premiers symptômes de la lèpre.
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