Leaders khmers rouges |
Ils sont souriants.
Ils ont l'air sympathiques sur la photo.
Ils donnent envie de les croire, de les suivre.
Ils ont l'air de jeunes gens plein d'avenir, pour eux e pour d'autres.
J'ai un faible pour celui au milieu, tout mince, son visage émacié et ces lunettes à bord épais.
Il s'appelle Son Sen, il a 45 ans au moment de la prise de pouvoir des Khmers Rouges en 1975. Comme beaucoup de ces dirigeants rouges (la plupart en fait), il est éduqué, et a fait ses études en France. C'est lui qui était chargé des centres d'interrogatoire du régime. Malgré ses lunettes qui pourrait le faire passer pour un intellectuel et lui valoir une sentence de mort, il a tenu bon, il a fait partie de ceux qui se sont cachés dans la jungle avec Pol Pot après la prise du Cambodge par le Vietnam en 1979. Il a été assassiné en 1997 par Pol Pot quand celui-ci a cru qu'il allait négocier sa reddition. Il ne fut donc pas jugé avec les autres par les procès ouverts en 2009, ni sa femme, qui fut aussi assassinée avec tous leurs descendants (enfants et petits-enfants). La règle des Khmers Rouges a été appliquée jusqu'au bout "éradiquer jusqu'à la racine". Pas un ne survit ; ni souvenir, ni rancoeur, ni vengeance, rien ne pousse après.
Kang Keu Iel n'est pas sur cette photo, mais comme Son Sen il était éduqué, professeur de mathématiques réputé "doux et patient" par ses élèves. Un gars consciencieux, qui était lui même passé dans un camp de rééducation dans les années 60. Il en avait gardé traces et techniques sûrement. Sa minutie et son expérience lui ont sans nul doute étaient utiles pour mettre au point le Centre S21, le lieu où ont été emprisonnées, interrogées et tuées les 18 000 personnes (hommes, femmes et enfants) qui y sont passées A l'exception de 12 personnes survivantes. presque une erreur pour quelqu'un d'aussi consciencieux.
Le Centre S21 est pensé pour déshumaniser - comme Auschwistz, comme d'autres - on y rentre, on y perd son identité, on devient un numéro, on est enregistré, mesuré, photographié, puis attaché avec d'autres autour d'une barre. On y perd le droit de se lever, de manger, de boire, de dormir, de vivre à son rythme.
Les gens qui sont là ne voient tout ceci que comme un travail puisque qu'ils ne font que "photographier", ou mesurer ou ... Le travail est divisé en taches unitaires, peu sont en fait immorales ou difficiles, prises séparément tout va (presque) bien.
La division du travail crée la division de la responsabilité et rend l'horreur acceptable. Le mécanisme de la violence et de l'horreur a été bien étudié après les camps de concentration de la 2è guerre mondiale, ça n'empêche nullement de les remettre en oeuvre ailleurs 20 ans plus tard au Cambodge, puis en Yougoslavie , puis au Rwanda... Si une cartographie était établie, elle montrerait seulement que partout dans le monde ce système de déshumanisation à des fins d'extermination existe en continu. Il n'y a aucun répit, les devoirs de mémoire se font (parfois) mais ne servent pas de leçon, ça reprend juste un peu plus loin, parfois même sans changer de continent.
Kang Keu Ieu dit le Duch a plaidé coupable, des archives audio sont disponibles des procès. C'est assez interessant, c'est un des rares (le seul que j'ai entendu) à plaider coupable, il espérait peut-être être acquitté. Il semble tout de même surpris des effets de leur engouement politique et surtout de leur persévérance, voire de leur entêtement. Comme s'il se réveillait après l'emballement.
"Je voulais juste faire la Révolution" disait il.
Le truc lui a échappé ?
A l'origine une idéologie de l'égalité : faire du Cambodge un paradis (tiens, tiens comme Jayavarman VII), un ordre nouveau ; l'Angkar. La plupart des penseurs de l'ordre nouveau se sont formés en France, ils étaient communistes et ont voulu imaginer un communisme à la Cambodgienne qui ne soit ni Marxiste, ni Maoïste. Bon, dans les faits ils en ont tué autant (proportionnellement parlant) et n'ont pas réussi mieux que les autres à mettre en place un ordre nouveau qui soit meilleur.
Dans la série de podcast (Cambodge, au pays de tigres disparus) qui date de 2007 - juste avant les procès, c'est important - sur cette période, on y entend le témoignage d'une française, Laurence Picq, mariée à un Cambodgien communiste qui est venue vivre au Cambodge en 1975, avec ses deux filles de 4 et 3 ans pour participer à l'aventure et contribuer à construire cette nouvelle société égalitaire.
Elle raconte son enthousiasme, elle raconte ce qu'elle a compris de cette nouvelle société, elle raconte pourquoi elle le fait, puis elle raconte sa naïveté, le désenchantement rapide, l'emballement politique, la méfiance, ... Elle a rapidement été mise dans un camp, séparée de ses filles : l'Angkar (ie l'organisation) a déconstruit la famille, les hommes vivaient entre eux, les femmes d'un autre coté, les enfants étaient élevés ensemble, les repas étaient pris en commun, personne n'avait le droit de cuisiner...
Comment s'assurer de l'éclatement de ce qui fait société : en commençant par détruire ce qui fait noyau : la cellule familiale et les repas.
Je veux bien le croire qu'il voulait juste faire la révolution.
Je veux bien le croire qu'il poussait ses idées au bout, et qu'il fallait toujours essayer un truc nouveau.
Ça ne marche pas? On va plus loin.
Coincés entre les Américains d'un côté (Sihanouk) et les Vietnamiens communistes de l'autre, au nord les Chinois et leur famine qui leur piquaient leur riz, que pouvaient-ils faire d'autre que la Révolution?
Et il l'a fait de façon minutieuse, attentive et consciencieuse.
Khieu Samphan du même âge que Son Sen, n'est pas non plus sur cette photo. En 2007, il est libre, il participe à cette série de podcasts préparant sans doute sa défense au même titre que son livre écrit sur l'histoire du Cambodge en 2004. Il s'exprime très bien en français.
Sa ligne à lui est simple :
Je suis juste un patriote
Sa réthorique du patriotisme est impressionnante : ni les Américains ni les Vietnamiens, ni le marxisme-leninisme à la Russe, ni la Maoisme, mais l'Angkar façon Kampuchéa.
J'ai eu froid dans le dos à l'écouter. Encore un très éduqué, et il démonte un à un les propos de la journaliste dès lors qu'elle souligne les similarités entre les camps de concentration et ce qui s'est fait au Cambodge : "les nazis avaient une ligne de conduite : ils exterminaient les juifs, nous pas du tout! Nous étions juste des patriotes et nous nous défendions contre les Américains d'un côté et les Vietnamiens de l'autre, nous n'avons jamais tué personne pour des raisons de race".
De même, il n'y a pas eu de famine selon lui, pas de différence de traitement entre le "peuple nouveau" et le "peuple ancien", il était dirigeant et ne savait pas tout ce qui se passait "sur le terrain", il est resté près de Pol Pot jusqu'au dernier moment, selon lui pour limiter les dégâts (il ne le dit pas comme ça, mais le laisse entendre).
Il plaidera non coupable à l'inverse de Kang Keu Ieu, se dira non responsable et sous les ordres de Pol Pot (ça tombe bien celui-ci est mort plus de 10 ans auparavant, il peut être responsable de tout).
En 2008, lors de notre séjour à Siem Reap, nous avions sympathisé avec un couple qui séjournait dans le même hôtel que nous, leur fils avait quelques mois, comme notre dernier. On se croisait à la piscine avant ou après la sieste, on vit ce même rythme lent de visite. Ils étaient expatriés au Cambodge, nous en Chine, elle ne travaillait pas (comme moi) et lui était là pour préparer les procès des Khmer Rouges.
Je ne sais plus quelle fonction il occupait, je me rappelle juste ça "je suis là pour préparer les procès des Khmers Rouges", je crois qu'il a dit les noms, mais je n'ai pas retenu.
Je pense à ce couple aujourd'hui.
C'est lui qui a partcipité à l'instruction, à l'audition et à la condamnation de tous ceux sur la photo :
Pol Pot est mort en 1998, ne sera pas jugé aux Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens.
Nuan Chea, condamné à perpétuité.
Ieng Sary, mourra au milieu des procès, ça empêchera tout condamnation. Lui avait tout de même réussi à négocier une amnistie en 1996 par le pouvoir en place, qui n'a heureusement pas tenu devant un tribunal international (plus ou moins international).
Son Sen, condamné à perpétuité.
Vorn Vet, lui n'a pas tenu longtemps, il a été tué quelques années après cette photo au camp S21 où il secondait Kang Keu Ieu
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