C’est le roman qui m’a choisi, et pas le contraire. Sur les étals de Smith and Sons, rue de Rivoli. Comme si je le connaissais déjà, avec sa couverture jaune, sa photo noir et blanc et son titre si long. Le marketing de la couverture a bien marché ou plus probable, j’avais lu une critique parmi les newsletters auxquelles je suis abonnée et que je ne lis pas tout le temps. Il s’était imprimé en moi et je l’ai reconnu.
C’est un roman dur, terrible par moments, mais pas triste. Et chaleureux par touches.
Il commence dans les années 80 en Irlande du Nord, pendant les Troubles, jolie façon de décrire la guerre en Ulster, les attentats, la ségrégation entre les catholiques et les protestants. Mais ce n’est pas le thème du livre, c’est le contexte, le décor, le bruit de fond qui a son importance tout le long, sans qu’on ne prenne partie, sans que la narratrice ne prenne partie. Les morts catholiques ou protestants ne réjouissent personne, ils sont toujours le fils, le frère, le fiancé, le mari de quelqu’une. Ils sont pleurés par tous quelle que soit l’église où ils sont enterrés.
Je suis de la même génération à quelques années près que l’héroïne, et il n’est pas difficile de s’identifier. Mais mon adolescence à moi dans les années 80 n’a rien à voir, sauf peut-être, sûrement nos rêves.
Mary Rattigan rêve de quitter sa campagne de partir à la ville ou mieux aux USA, d’étudier, d’avoir un métier. Elle est bonne élève, elle devrait y arriver. Sa mère est une catholique pratiquante, violente qui maltraite ses enfants autant physiquement que psychologiquement. Le père est comme on l’imagine, mou devant sa femme, soit disant aimant ses enfants sans jamais affronter sa femme pour eux.
Elle tombe enceinte à 16 ans : tombe, c’est bien le mot. Ça lui tombe dessus, elle ne connait que peu de chose sur la sexualité « how to enter his part A in my part B » A et B faisant référence aux dessins dans son livre de biologie. Elle ne connait rien à la sexualité mais comme une adolescente de 16 ans a compris le désir et sait ce qu’est l’attirance et l’abandon.
Aujourd’hui, on parlerait certainement d’un viol du professeur de français jeune mais plus âgé qu’elle et surtout ayant autorité. C’est ce que proclame la critique littéraire du Irish Times. Elle ne croit pas à la réalité de ce qui est décrit dans le roman, elle en donne une lecture de violence faites aux femmes, d’emprise, d’abus et de domination tout au long du roman. Je n’ai pas du tout lu la même chose. Oui la violence de ce qui est fait à cette fille de 16 ans, pour qui on décide de tout, mais je crois que ce qui est raconté ensuite est possible. C’est une vie possible, et ce n’est pas nécessairement de l’abus, ni de l’emprise et ça ne me semble pas un hymne au patriarcat.
Dans les années 80, dans un milieu catholique, enceinte il n’y a qu’une seule voie possible : se marier au plus vite. Sa mère la marie sans son consentement avec le fils de la voisine. C’est la fin de tous ses rêves : plus d’école, plus d’étude, un mari, elle va habiter dans la ferme voisine qui n’a ni eau ni l’électricité courantes.
Je me revois à 16 ans. Je ne m’imagine pas une seconde à sa place. Il y a un côté arriéré dans la gestion de la situation, qui la rend encore plus dure et touchante.
Et pourtant, elle survit, elle vit, elle aime sa fille, elle n’aime d’ailleurs que sa fille pendant longtemps. Puis sa vie est une longue et difficile résilience. Elle et son mari sont les parents des enfants, mais pas un couple. Pas un couple dans l’espace en dehors de leur chambre à coucher.
Ce livre est très bien écrit, une histoire qu’on ne lâche pas, avec un fond de U2 dans les oreilles « bloody Sunday », il est parfait, on s’y croirait.
La façon dont les deux protagonistes sont coincés dans la situation de départ dans laquelle ils ont été mis malgré eux est touchante, terrible et tellement juste. Leur rôle à chacun semble gelé et leur ressentiment immuable. Ils sont engoncés, liées dans les sentiments du début, comme dans une camisole de force. En sortir officiellement, volontairement semble impossible et extrêmement risqué. Le moindre mouvement est douloureux, encore plus que de ne vivre qu’au compte-gouttes cette relation imposée. Il y a des tentatives, à peine visibles, des intentions plutôt, pas au bon moment, mal interprétées, où chacun est immédiatement blessé et repart renforcé dans sa posture de repli, de défiance et d’abandon.
Il y a une scène qui ne sert à rien - je suis d’accord avec la critique du Irish Times - cette scène parle surtout de la colère de l’ancien boy-friend, et du besoin de clore les situations non résolues (unfinished business disent les psy). Et il y a la fin. Enfin, la fin. Si simple.
Dans une interview de Tish Delaney, elle raconte qu’elle a mis longtemps avant d’écrire ce livre. Elle a essayé plusieurs histoires, aucune ne collait pas. Son éditrice lui a alors conseillé d’écrire sur ce qu’elle connaissait.
Ce n’est pas une autobiographie, mais c’est clairement une adolescence qu’elle a connue, le bannissement d’être enceinte, l’emprise des curés sur la population, leur hypocrisie alors qu’ils sont les pères visibles d’enfants du comté, le travail à la ferme, la vie côté à côte sans chaleur, la période troublée …
Je me revois à 16 ans, à sa place je serais morte si je n’avais pas pu quitter ma vallée, faire des études. Vivre et bouger, vivre et être libre.
Finalement, nous n’avons en commun que nos rêves et U2.
Commentaires
Enregistrer un commentaire