|
Françoise Petrovitch |
On a tous grandi avec des devises, des mantras, bref ces petites phrases qu'on nous a répétés inlassablement, puis que nous avons repris à notre compte, en nous les répétant in petto.
Jusqu'à ce qu'on y réfléchisse et qu'on trouve quand même ça un peu idiot. Voire carrément décalé et totalement faux.
Une des miennes est "tout ce qui ne tue pas, renforce". Chez mon iMari, ils l'avaient en anglais, ça semblait alors une vérité universelle. C'est surtout une contre-vérité universelle, le bon moyen de faire endurer n'importe quoi à n'importe qui et en particulier aux enfants. Mais pas que.
J'ai rencontré récemment un personnage important dans une structure importante, une grosse structure qui emploie des milliers de personnes, qui reçoit du public, qui compte sur son territoire et en France. Ce personnage n'est pas aimable, n'écoute pas ce qu'on lui dit, dirige "à l'ancienne" et a lui aussi plein de principes qu'il égrène à ses équipes :
je veux des solutions pas des problèmes,
Qui dit encore ça au 21ème siècle dans les entreprises ?
Il s'enorgueillit de
je dis 3 provocations par jour et 3 trucs rocambolesques
Rocambolesque c'est ma traduction, le vocabulaire de ce personnage est plus cru.
A moi seule, j'ai eu droit en moins d'une heure aux 3 provocations et 3 c***. C'était en fin de journée, il devait être trop loin de son quota quotidien, ça s'est déversé sur moi. Et ce ne fut pas agréable. L'expérience a été violente, d'autant plus que je m'étais interdite de sortir de la réunion et de le planter là. Cette permission que je ne me suis pas donnée, m'a coincée dans cette salle, et loin du jeu du chat et de la souris, je me suis sentie non seulement humiliée mais aussi broyée.
Je pensais à Dorothée Dussy dans son livre "Le berceau des dominations", qui parle de la violence de l'inceste en décrivant que ce qui meut l'agresseur est "la volonté d'écrabouiller".
Ce jour là, j'ai sentie sa volonté à lui de m'écrabouiller, renforcée par la mienne de résister. Il s'est arrêté quand j'ai dit "oui, ce n'était pas la demande". Avec un point à la fin. Sans les explications après, que j'avais tentées à plusieurs reprises.
Il s'est arrêté quand j'ai plié. J'ai senti la domination brute, brutale, à n'importe quel prix.
Je suis une adulte, j'ai des ressources. Ce jour là j'aurai pu partir, ou j'aurai pu poursuivre la confrontation, monter le ton. Il était tard, c'était mon client (le payeur en fait, mon client est son adjointe), et pour toutes ces raisons j'ai lâché. J'ai sauvé ma peau au sens figuré, j'ai sauvé ma santé mentale ponctuellement.
Évidemment ce n'est que le début de l'histoire. Il avait une idée assez précise de ce que devait être ce seminaire d'équipe, pas du tout celle du programme qui avait été préparé, et qui répondait aux besoins de l'équipe, les 40 personnes réunies pendant 2 jours. La confrontation s'est poursuivie via le programme. Je n'ai lâché qu'un millimètre, et j'ai été claire sur le c'est "ça ou ....c'est ça". Prête à sortir au milieu de la mission, prête à ne pas "passer par la case départ et toucher 20 mille francs".
J'ai cru presque jusqu'à la veille du séminaire que celui ci n'aurait pas lieu, que le personnage important annulerait tout. Je suis la seule à l'avoir cru, vraisemblablement.
Vinrent les deux jours de séminaire. La réalité de ce personnage est édifiante, c'est une vie en hologramme, celle qu'il (se)raconte et ce qui se passe. Toute son équipe subit sa violence au quotidien, faite d'humiliations, de sautes d'humeur, d'engueulades franches ... Ils en parlent entre eux, certains, les plus frondeurs le mettent en face de ses contradictions. Ils nous la racontent, avant, pendant, souvent.
Ils le fuient ; ils lui tournent le dos quand il faut se mettre en binôme, ils s'organisent pour ne pas se retrouver à table avec lui, ils ont la boule au ventre quand son nom s'affiche sur leur téléphone.
Ce personnage a un cordon sanitaire autour de lui, un vide digne de la distanciation sociale.
Je trouverais ça triste si j'avais la moindre empathie pour lui. Ce que malgré moi, je n'arrive pas à avoir.
On nous dit : "là ça se passe à peu près bien, mais il y aura un retour de bâton. La semaine prochaine, dans un mois, on va se prendre un revers qui va faire mal. On a beau être forts, prendre du recul, au bout d'un moment ça atteind, ça nous attaque psychiquement".
Ce sont des adultes qui disent ça, des adultes responsables, bien dans leur vie, bien dans leur job. Ils ne sont pas un, ou quelqu'uns, ils sont 40 à le dire.
Je pense à ce film" ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés". Je ne les sens pas plus forts après ça. Tout ce qui ne tue pas, ne renforce pas.
Ce personnage discourt sur "tomber et se relever". Il cite Lincoln (avant Crozier, bienvenue dans le 21ème siècle du management) : "les grands de ce monde se relèvent toujours une fois de plus que ce qu'ils chutent".
Dans quel état se relève-t-on? Avec quelles capacités? Quelles incapacités? Je ne peux pas m'empêcher de faire le lien avec ce que dit Camille Kouchner "nous sommes des survivantes". Elle, et d'autres, mais combien ne se sont pas relevées? Combien (sur)vivent encore en rampant à côté de leur vie ?
Vous allez me dire que je mélange tout, mais non, c'est de la violence. Il n'y en a pas une différente de l'autre, c'est un continuum. La violence laisse des traces partout, et quand elle ne nous tue pas, loin de nous rendre plus fort, nous fragilise et nous enlève une partie de nos capacités.
Et le matin du deuxième jour, il y eut du sang versé. Au propre.
Il est un peu avant 9h, l'équipe est dans la salle, prend son café, discute gaiement. Le personnage important est le dernier à arriver. Il est dehors, il bataille avec la porte d'entrée. C'est une vieille demeure, une porte ancienne, bois et vitres à carreaux, une poignée ronde à tourner.
La poignée ne tourne pas, la porte refuse de s'ouvrir. Il est seul dehors, alors que son équipe l'ignore dedans.
Un bruit de bris de verre, je me dis que dans la cuisine quelqu'un a lâché quelque chose. On frappe violemment à la fenêtre de la salle, c'est lui. Il fait signe qu'il faut qu'on lui ouvre, visiblement agacé. C'est moi qui vais le faire entrer.
Il a cassé la vitre , il s'est ouvert la main, ça pisse le sang.
Je passe toutes les scènes suivantes, où il ne veut pas être approché, désinfecté, soigné, où il ne veut pas prendre la compresse que je lui donne, je la lui mets dans la poche, où il faut plus de deux heures (montre en main) pour que quelqu'un de compétent puisse lui inspecter la main, consulter par téléphone un spécialiste et qu'il accepte d'aller aux urgences se faire recoudre. Il est revenu à l'heure du déjeuner, blanc comme un linge et sûrement bourré d'antalgiques car beaucoup plus calme.
J'ai raconté cette histoire à tellement de monde, pourtant j'en reste encore incrédule. Chacun y va de son commentaire :
Qui s'énerve à 9h du matin au point de taper dans une vitre et de la casser?
C'est sûr, il tape sa femme
Il prend de la cocaine?
La main représente notre capacité à prendre, à donner et à recevoir. La main droite est la symbolique de l'action, de la volonté du pouvoir. Il casse tout ce qui lui résiste? Au point de retourner la violence contre lui même ?
L'épisode ne l'a pas tué, mais il n'en sort plus fort, même s'il a joué au dur.
J'écoute dans le même temps une série de podcasts sur la santé autrement (France Culture, LSD) l'épisode "ce que le racisme fait à la santé". Il est expliqué que nous sommes comme une coquille d'oeuf, c'est solide, ça absorbe les coups. La répétition des coups fragilise la coquille et un jour elle se casse. Le racisme c'est de la violence. La violence attaque la santé.
Donc non.
Tout ce qui ne tue pas ne renforce pas. Tout ce qui ne tue pas, fragilise.
Commentaires
Enregistrer un commentaire