Ce à quoi pourrait ressemble le 3ème loi et demi de la thermodynamique |
Il y a 10 ans je leur ai dit Oui.
Il y a 10 ans je signais un contrat et je rentrais dans ce cabinet, un peu de bric et de broc à l’époque. Un repère de gaucho, gentiment désorganisé (la désorganisation était l’Organisation), qui abordait le métier de consultant d’une façon si peu conventionnelle que ça ne ressemblait pas à l’idée que je me faisais du conseil et que ça m’a plu. Je me suis engagée là-dedans avec grand bonheur et liberté.
A l’époque j’écrivais :
je suis la plus normale de tous, et ce n’est pas rassurant
C’était la première fois de ma vie où je ne me sentais pas un Ovni au travail, où j’ai pensé que tout était possible.
J’y étais accueillie par ces mots
je suis content que tu sois là, avec toi je l’ai mon collectif bizarroïde
Je l’ai pris comme un compliment.
J’ai essayé en tous sens, des trucs bizzaroides, beaucoup ont marché », d’autres ont fait flop.
J’y ai appris le métier de conseil.
Dont j’ai dressé les contours à ma façon.
Sans me mettre « à la place de son client ». Ce leitmotiv est une ânerie de consultant.
Le client est déjà à sa place, il n’a pas besoin de quelqu’un qui s’y met avec lui. Il a besoin de quelqu’un qui ne regarde pas du même point de vue. Au-dessus, en dessous, juste devant. Qui voit une image plus grande, plus large, plus zoomée, plus nette.
Quelqu’un qui lui dise quelque chose qu’il ne sait pas déjà ou qu’il n’a pas envie d’entendre. Quelqu’un qui soit capable de comprendre le besoin derrière la demande et de le formuler correctement pour lui.
J’y ai appris que ma repartie peut me coûter et que c’est aussi ce qui fait ma valeur. Qu’elle ne me fait pas que des amis, mais qu’elle nourrit la relation et que parfois ça fait plus avancer qu’un lien de proximité. On m’a dit que j’étais folle, barrée et incroyable. Et ça aussi, c'était des compliments.
Je me rappelle mes grands moments de spontanéité claire et fraiche
- « Je vais réfléchir et je vous dis si j’ai envie de continuer. On choisit nos clients » à un DG qui voulait me proposer la suite (j’ai finalement accepté)
- « vous ne pouvez pas aller devant vos équipes avec une telle colère, vous allez les engueuler et ça va pas le faire » à une directrice d’un Grand Groupe
- « vous me faites peur et vous faites peur à vos équipes, avec votre grande taille, votre grande voix et votre perpétuelle insatisfaction » (et j’avais vraiment peur à ce moment-là !)
- « je vais vous mettre en rang, je vais vous faire une piqure et je vais dire au suivant » à quelqu’un qui me demandait comment j’allais faire pour que les gens changent dans cette usine. Et je fredonnais la chanson de Brel.
Et des moments édifiants entre collègues :
- En agitant les bras dans tous les sens, en descendant du train « Tu t’es installée dans mon agenda, dans ma tête, tu as été jusqu’à choisir les rideaux et maintenant tu plies tout, tu déménages et en partant tu enlèves le papier peint et démontes les interrupteurs » il parlait de notre relation professionnelle.
- Un fou rire un soir tard sur le quai de Monceau les mines, entre les TGV qui passaient à grande vitesse toutes les 2 minutes montre en main, je me suis littéralement pissée dessus face à l’imitation de ma collègue sur mes soi-disant roucoulades avec des gars de l’usine, où selon la légende je faisais du « safari social »
- Le hall d’attente de l’aéroport de Montpellier où notre discussion enflammée et farfelue a fait rire tous les passagers (nous avons presque été applaudies)
Je n’ai pas toujours été cool, mais j’ai toujours été franche me dit-on « avec toi on sait tout de suite ce qui va et ne va pas, c’est plus simple ».
Je n’aime pas transmettre et c’est avec moi qu’on apprend le plus, me dit-on encore.
Je n’ai jamais été bonne pour les premiers contacts, surtout si je ne suis pas prête. Florilège de mes premiers contacts :
Lui qui s’installe en face de moi dans la salle de réunion : bonjour je suis Machin, il parait qu’il faut qu’on se parle
Moi, qui vient d’arriver et c’est mon futur DG : je vous écoute, je n’ai rien à vous dire pour l’instant.
La conversation aurait pu se finir là.
Moi : tu sais te servir d’excel ?
Lui : non
Moi : alors tu ne me sers à rien.
Fin de la conversation.
Lui s’avance en me tendant la main : bonjour, je m’appelle Machin, je viens d’arriver
Moi en train d’enlever mon manteau : bonjour.
Je m’assois et je me mets à travailler.
Fin de la conversation.
Un bon collègue m’a dit après : « il attendait que tu te présentes et que tu l’accueilles ». Ah.
Moi, dans la cuisine en train de préparer mon thé et croisant une jeune femme : bonjour, je suis Anna, vous êtes nouvelle ? (j’ai tout de même appris de l’épisode de précèdent).
Elle : oui je sais. Je suis Machinette. Je suis là depuis 6 mois
Moi (au lieu de me taire) : vous êtes sûre ?
Fin de la conversation.
« Tu fais peur aux gens » me dit une autre. Chaque année, j’en ai un qui pleure en entretien annuel. Certains de plaisir pour un truc que je dis, d’autres parce que je dis le même truc et qu’il ne leur fait pas plaisir. Les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets.
Notre organisation du travail avait des règles implicites, bien précises, qu’on était arrivés à formuler. Il y en avait 20.
Aujourd’hui, dans cet open space, certains jours je ne connais pas la moitié des gens qui travaillent autour de moi, et je n’ai pas envie de leur tendre la main ni pour leur dire bonjour, ni pour leur demander s’ils viennent d’arriver. Comme je ne les connais pas, je les vouvoie encore (et pour longtemps certainement).
Le covid étant passé par là (et nous sommes presque 40 sur ce plateau, plus du tout 13 personnes sur des tables tellement branlantes que j’y avais le mal de mer), nous ne faisons plus la bise à personne (et je ne peux plus râler contre cette pratique), plus de soirée avec trop de bouteilles et des joints qu’on fumait dans la salle de réunion. Il n’y a plus de perruques qui traînent, et les seuls masques ne sont pas pour se déguiser mais pour se protéger.
On ne parle plus du trouple, ni des bobos, et je reconnais les anciens à la « bise » qui conclut leur mail et leurs SMS. Il y a toujours du Wifi même quand il y a du chauffage et les photos au mur ont disparu.
Le pire je crois c’est l’affiche « ici c’est 1 personne max » qui remplace la 3ème loi et demi de la thermodynamique au-dessus de l’imprimante.
Plus personne ne se prend pour un super heros, tout le monde se prend au sérieux.
Je m’y sens de nouveau un Ovni.
Un Ovni en cage.
Et c’est pour ça que je pars.
Je re-deviens sauvage.
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