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Prendre sa place sur mon canapé

le banc rouge où ne se tiennent pas nos conversations

Il a appelé, n'a pas laissé de message, enchainé avec un SMS. Il proposait une date de dîner trois jours après. 
Après plusieurs semaines de traces de contact, on a même réussi à se parler le soir, moi pour lui dire qu'on l'attendait avec sa copine à la date proposée, lui pour me dire qu'il avait signé son CDI (toutes conditions acceptées salariales et temps de travail).
Tout ça ressemblait étrangement à notre relation médecin - patiente-en-attente de ces 2 dernières années, juste avant l'intervention. Il appelle, ne laisse pas de message, je rappelle ou pas (plutôt pas à l'époque), Ces appels me surprenaient toujours en mouvement, ou ailleurs que chez moi. Je revois chacun d'eux pendant ces deux années, il n'y en a pas eu beaucoup, un tous les 5 ou 6 mois : dans le train un vendredi sombre de décembre, dans le métro à Lille, en Suède quand j'étais au petit déjeuner à l'heure du déjeuner (ce que je n'ai pas dit : ni la Suède, ni le petit-dej), en voiture sur un trajet vers les Hautes-Alpes, et à Sarajevo pour fixer la date d'intervention.
Et là, encore une fois j'étais ailleurs, à Chambery. Il ne m'attrappe jamais quand je suis sur mon canapé ou sur mon banc rouge dans le jardin. Pourtant j'avais essayé, un après midi alors que je faisais ma pause au soleil sur mon banc rouge, j'avais composé son numéro, il a même décroché, je ne l'entendais pas ou à peine, pas de réseau. Il a écrit "je rappelle tout à l'heure ça capte pas". Le tout l'heure a duré. Je l'ai laissé duré jours et semaines, il donnerait une date, comme pour l'intervention. 
Ce n'était pas l'idéal ce vendredi, ni dans l'enchainement de nos soirées de cette semaine, il était cependant évident que je dirai oui, si les enfants étaient là, ce dont il s'est assuré. Moi je me suis assurée qu'il viendrait accompagné de sa copine, et de son prénom pour l'accueillir autrement que "la copine de".

C'était la même semaine que l'émission qui nous avait suivis était diffusée à la télé. Je l'ai regardée dans le train, 2 fois 5 minutes. Je me suis vue moi, (pas facile) et lui en action. J'ai mis des images sur ce qu'il m'avait expliqué : le ballon qui porte le stent pour le placer, j'ai eu peur à son dégonflage car c'est le moment délicat et c'est dit dans le film, je les ai vus s'habiller, préparer leurs outils, opérer... J'aurai voulu voir plus, j'aurai voulu voir tout ce que je n'ai pas vu. J'aurai voulu qu'il y ait son nom et pas uniquement celui de son chef 
J'ai commenté ce visionnage par texto, ce qui nous a valu une discussion ferroviaire autour de Lyon. Moi j'avais le temps, et lui des patients à sauver. Il a encore réussi à me parler de sa mère, comme à chaque fois.

C'est une relation étonnante dans sa forme et son intensité : j'ai un sensation de contact discontinu avec lui comme s'il n'existait que quand on est en contact, comme s'il n'y avait pas de permanence du lien. Et à chaque contact, c'est intime, proche et réel, rien de mondain, rien de social, que du lien. 
Ce qui ne m'a pas empêché de douter juste avant qu'ils arrivent, doute partagé avec mon iAdo, avachi sur le canapé :
- et si on a rien à se dire? et s'ils sont nazes?
- ça va bien se passer, M'an.
Pour couronner le tout, mon iMari qui était allé boire un verre avec un ex-collègue de boulot, annonce qu'il ramène le collègue en question au dîner. Plus on est de fous, plus on rit, plus il y a de monde que je ne connais pas, plus je panique.
- ça va bien se passer, M'an, rappelle mon iAdo toujours sur son canapé.
Je ne maitrise rien dans cette maison, même pas qui j'ai autour de ma table.

Et ils ont été là. J'ai adoré le voir aussi dans mon canapé (dans mon coin préféré du canapé), j'ai adoré le voir assis à ma table, se servir du vin, se lever débarrasser les assiettes, brancher son téléphone sur notre rack (il était d'astreinte), demander qui veut partager une brochette ... 
J'ai adoré le voir vivre dans mon environnement comme s'il était un habitué, un enfant de la maison. 
Et elle, c'est lui en mieux, c'est lui en plus sociable, plus causante, moins solitaire. J'en ai eu deux d'un coup.
J'étais très émue de l'avoir chez moi ; elle m'a très vite raconté leurs échanges de dernières minutes sur le scooter. Je les imagine dans le noir et sous la pluie (ils sont arrivées trempés), se parlant par dessus l'épaule : c'est la première fois que tu vas diner chez une patiente? Oui, chez un patient tout court même. Lui disant que compte tenu de qui j'étais mon mari ne pouvait pas être "un gros facho" et que tous les enfants étaient venus me voir à l'hôpital. 

Ce petit doute, partagé. "Ça va bien se passer, M'an".

J'ai appris que j'ai longtemps été "LA patiente", il lui parlait de moi sans dire mon nom; "je dois respecter la confidentialité des patients".
J'ai compris que je suis "LA patiente" depuis 2 ans depuis qu'il m'a diagnostiquée. Lui avait compris la rencontre dès ce moment, pas moi, pas avec cette intensité là. Tellement prise dans mes peurs d'opération à l'époque, que je n'avais pas retenu son nom.
Je me suis excusée, je n'avais pas été agréable ce jour-là, bien trop tendue, paniquée par l'opération à venir - celle qui ne s'est pas faite, celle qui m'a mise entre ses mains. Il sourit "ce n'est rien à côté de certains". C'était déjà trop pour moi, trop pour quelqu'un qui avait pris si grand soin de mon coeur.
J'avais plein de questions à poser sur son métier, sur son job ; "on avait dit qu'on ne parlait pas que de moi"
J'ai du raconter mon métier, nos vies ; "il est super curieux de ton métier"
J'ai oscillé toute la soirée entre le vouvoiement et le tutoiement, parfois dans une même phrase, lui aussi.  Elle a dit "ah je croyais que vous en étiez déja au tu". Nous n'y sommes toujours pas, nous n'avons pas trouvé le bon réglage.
Je suis tellement fière de lui, il a bien négocié son contrat, il a désormais un jour off, pour lui chaque semaine, un jour où il ne travaille pas, elle est ravie. "j'ai pris ma journée aussi, je vais faire pareil, on va pouvoir faire des vrais trucs. Et tu sais quoi, son chef envisage de faire pareil".
J'adore le vouvoyer, je ne me sens pas plus proche avec un tu. Autour de cette table, tout le monde se tutoyait, sauf nous qui oscillions dans les réglages du langage.
Il oeuvre pour sa vie, ils se construisent du temps ensemble. Il dit aux iAdos "votre mère m'a bien aidé sur pour négocier". Ce n'est pas vrai, mais c'est gentil de le dire.
Il a avoué que je lui fais penser à sa mère. Merci, je m'en étais douté. 
Il a l'âge de ma soeur, il est né l'année où j'ai eu mon bac. 
Il a postulé pour une résidence au Japon, je lui ai conseillé de lire Le vide et le plein de Nicolas Bouvier, il m'a demandé si je l'avais, il est reparti avec. Elle aime les BD, je lui ai donné Les prizzlis, dernière pépite achetée. 
Il lit Emmanuel Carrère, Marc Dugain,  je lève les yeux au ciel trop classiques trop conventionnels pour moi qui cherche d'autres vies que la mienne, il aime les histoires d'espionnage Pilgrim et L'espion qui venait du froid . "Je n'ai pas votre culture". Je me dis que je pourrai peut être relire La chambre des officiers, pour sortir de mes rails, et lui offrir un pas de côté la prochaine fois (Nicolas Bouvier, c'est pas l'extase non plus!)
Il a eu besoin que je lui dise de nouveau pourquoi je pensais qu'il était un médecin extraordinaire. Il a de nouveau écouté droit dans les yeux. Et je me dis qu'il faudrait que je lui donne ce que j'ai écrit sur lui. Je crains juste qu'il fonde d'émotion. 
Il a dit qu'il reviendrait, elle lui a juste rappelé qu'il fallait être invité. J'aimerai qu'il se sente de revenir quand il veut.

Cette soirée m'a nourri pour la semaine et plus encore. C'est à ça que servent les rencontres. Me sortir de mes rails et me nourrir. Un peu comme un bon livre.
Le traiter de bon livre, c'est le meilleur compliment que je puisse lui faire.


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