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le bureau de Rebecca Solnit souvenirs de mon inexistence |
J'ai fin l'année en lisant
Souvenirs de mon inexistence de Rebecca Solnit, et j'ai trouvé la coïncidence des deux parfaitement adaptée. La fin d'année était paisible après les derniers jours un peu animés et denses de façon très imprévue, et ce livre illuminait passait de l'ombre à la lumière comme le changement d'année.
Il m'a fait l'impression de l'image qui se révèle au fond du bac dans l'obscurité du laboratoire du photographe, au temps où on développait encore nos photos. Le labo photo fait partie des activités que j'adorais et qui n'existe plus. J'en ai loupé beaucoup, des photos à developper. On ne m'a même pas laissé essayer le préalable : le traitement des négatifs. Je n'ai pas assez pratiqué pour arriver jusque là.
J'aimais le huis clos sombre du laboratoire, la promiscuité avec celui qui était là - on le faisait à deux -, l'intimité de la photo qui apparaissait et ce qui était dévoilé, le temps qui passait sans qu'on sache ce qui se passait dehors... Combien de fois avons-nous loupé le goûter, le dîner, laisser filer les heures qu'on pensait être des minutes?
C'est tout ce que j'ai de nouveau vécu avec Souvenirs de mon inexistence, jusqu'à limage qui se relève et qui est bien plus complexe que ce qu'on avait imaginé en lisant la quatrième de couverture. Si encore je l'ai lu.
R. Solnit explore l'inexistence imposée aux femmes, elle raconte ce qui lui a été imposée ou qu'elle s'est imposée pour ne pas être trop vue, ni prendre trop de place, car être une femme est dangereux dans une société patriarcale. Ses souvenirs égrenés au fil des pages composent la photo d'ensemble.
Environ un an avant qu’elle ne m’offre ce bureau mon amie a été poignardée quinze fois par son ex-compagnon qui voulait la punir de l’avoir quitté. Elle s’est presque vidé de son sang ; elle a subi des transfusions d’urgence ; elle a gardé de grandes cicatrices sur tout le corps, cicatrices qui n’ont rien provoqué en moi sur le moment parce que mes émotions étaient étouffées, ou peut-etre parce que j’avais été habituée à la violence dans ma famille, ou parce que c’était une chose que nous étions censées accepter et traiter avec nonchalance à une époque où non seulement nous n’avions pas le langage pour parler d’une telle violence, mais où personne n’était prêt à nous écouter.
Elle a survécu ; elle a été jugé responsable de ce qui lui était arrivé comme c’est souvent le cas pour les victimes ; il n'y a pas eu de conséquences judiciaires pour le meurtrier en puissance ; elle a déménagé loin du lieu de l’attaque ; elle a travaillé pour une mère célibataire qui a été expulsée de chez elle et lui a donné le bureau en guise de salaire ; bureau qu’elle m’a ensuite offert. Elle a fait sa vie et nous nous sommes perdues de vue pendant de nombreuses années, puis nous nous sommes retrouvées, et elle m’a raconté toute l’histoire à vous mettre le cœur en révolte et à stopper net la marche du monde.
Chapitre après chapitre elle décortique le mécanisme : comment elle s'est gommée, réduite, était attentive à ne pas laisser de trace, ni d'occuper trop d'espace, puis petit à petit de s'autoriser l'inverse et de se révéler (comme la photo au fond de mon bac de produit révélateur puis fixateur).
Jusqu'à donner du sens et une narration à l'histoire de ce bureau :
Quelqu’un a tenté de la réduire au silence. Après quoi, elle m'a fait don d’une plateforme d’où faire porter ma voix. Je me demande aujourd’hui si tout ce que j’ai jamais écrit n’est pas une façon de contrebalancer cette tentative d’annihiler une femme. Tout ce que j’ai produit est littéralement venu de cet objet fondateur qu’est le bureau.
Elle décortique de nombreux comportements que nous avons inconsciemment introjectés dans une société violente pour les femmes, du harcèlement de rue (juste le fait d'être interpellée parfois) au viol ou au meurtre :
Même si chaque incident qui m’est arrivé a été traité comme une sorte d’évènement isolé et extraordinaire, ces incidents ont été innombrables et ils appartenaient bien au statu quo, n’était pas contre ni en dehors de lui. En parler mettait les gens mal à l’aise et j’avais souvent droit à un sermon sur ce que j’avais fait de travers. Certains hommes m’ont déclaré qu’ils aimeraient qu’on les harcèle, apparemment incapables d’imaginer ça autrement que comme d’agréables invitations venant d’individus séduisants. Personne ne m’aidait en reconnaissant mon expérience, personne ne voulait admettre que j’avais le droit de vivre libre et en sécurité.
Toutes celles qui ont des filles les ont prévenues : quand tu rentres tard le soir, fais attention. Parfois on leur dit même de ne pas s'habiller de façon provocante (provocante, comme si elles portaient déja la responsabilité de la potentielle agression).
Je me rappelle une discussion animée à table avec les enfants. Mon iAdoe sortait de la piscine à 22h dans un quartier pas terrible (mais la piscine aurait été ailleurs, la discussion aurait sans doute été la même), et je ne voulais pas la laisser rentrer seule avec le bus, il y avait de l'attente, de la marche..."Si c'était mon frère tu viendras le chercher aussi ?".
J'ai répondu par l'affirmative, mais pour être honnête je ne sais pas, la question ne s'était pas posée.
De la même manière, quand un garçon de la piscine l'harcelée, insultée, a raconté beaucoup de mensonges et insanités sur elle, j'ai passé beaucoup de temps avec elle à trouver des contournements, des évitements et autres façons pacifiques de faire donc aucune n'a évidemment fonctionné.
C'est mon iMari qui lui a donné la solution : il lui a autorisé la violence. C'est ce qu'elle a fait. Au bord du bassin, quand il l'a de nouveau interpellée d'une façon insultante, elle l'a attrapé par les cheveux, l'a plié en deux et lui a dit "maintenant c'est fini tu arrêtes". Et ce fut tout.
Nous agissons comme des pacifistes, et dès lors qu'on en dévie nous sommes "radicales" ce qui dans la bouche des hommes ou des politiques est toute de suite une insulte.
Rebecca Solnit nomme cette lutte comme une guerre non déclarée, où une seule des parties a le droit à la violence légitime.
Chaque femme tuée était un message envoyée à toutes les autres, et à cette époque où je battais pour ma survie, j’ai été choquée et terrifiée de découvrir que je vivais une guerre non déclarée. Je voulais mettre fin à cette ambiguïté, alors dès que j’en avais les moyens, je déclarais ouvertement la guerre.
Je ne suis pas en train de dire que la violence est la solution, comme ces féministes en Amérique du Sud qui tuent leurs agresseurs. Nous ne luttons pas à armes égales, ni même à compréhension égale. Nombre d'hommes pensent que s'adresser à une femme dans la rue n'est pas du harcèlement si l'intention n'y est pas. L'intention on s'en moque, elle n'est pas visible, seule l'action l'est.
Quand une femme dîne tranquillement seule à la table à coté de vous et que vous lui parlez, vous la dérangez, pareil quand vous l' interpellez dans la rue, même (et surtout) si c'est pour lui faire une remarque (même sympathique) sur sa personne. J'ai quelqu'un dans mon entourage, un homme éduqué, CSP+ qui ne comprend pas ça, qui passe son temps à interpeller les femmes autour de lui : "mais c'est gentil!".
C'est d'abord pénible. Et c'est du harcèlement.
Vous êtes libre ce soir ?
Oui, mais permettez moi de le rester.
écrit Lucie Azema dans Les femmes aussi sont du voyage
Combien de fois nous nous sommes faites abordées alors que nous n'avions pas envie d'engager la conversation, et combien de fois nous nous sommes faites traitée de mal-baisées, de connasse ou de salope quand nous n'avons pas donné suite?
A quels hommes ceci est déjà arrivé?
Dans la même conversation avec les iAdos, les gars ont réalisé que leur soeur était régulièrement interpellée dans la rue. Pas plus tard que ce même jour, par un mec sur un scooter qui lui parlait et quand il a vu qu'elle ne répondait pas lui a fait un doigt d'honneur en l'insultant. Le plus perturbant c'est que mon iAdoe racontait ça comme un banalité du quotidien (son vécu), sans en faire un scandale et que ses frères et son père découvraient le phénomène et son ampleur.
S'en est évidemment suivi une conversation sur ce que les hommes ne doivent pas faire et comment ils doivent se réguler entre eux, pour éviter le phénomène "pas tous les hommes", cela veut dire "moi l'exception". J'ai insisté sur le fait d'interpeller les copains ou l'entourage qui faisait ça, et même 'intervenir quand on en est témoin. Bref de réagir, de ne pas se comporter comme si c'était normal.
A dix-neuf ans, Sylvie Plath disait « je veux parler au plus de gens possible et avec le plus de profondeur possible. Je veux pouvoir dormir dans un prè, prendre la route vers l’ouest, marcher librement la nuit » mais s’en sentait empechée par son genre.
Je suis née presque trente ans après elle, et les autres femmes et moi avons eu plus de chance.
Sylvie Plath a fini la tête dans le four, pour se suicider et son mari a eu la vie dont elle a rêvé.
Je suis née bien après encore, et je n'ai pas la vie d'un homme, ni la même liberté, ni les mêmes rêves et espérances. Je rêve plus petit.
Les femmes ont des vies empêchées.
J'espère moins ma fille que moi.
A la fin de la lecture, j''ai l'impression que j'ai juste eu de la chance.
D'être encore en vie, ne pas avoir été violemment agressée, violée, traumatisée.
D'être là où je suis.
De pouvoir parler, écrire et dire. Et agir.
Cela ne devrait pas être de la chance, cela devait être pour toutes.
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