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La leçon manquante


Un jour, j’ai eu une révélation. Un « breakthrough » comme disent les anglos-saxons. Une fulgurance qui a assemblé ma vision du monde, y a mis des mots et du sens. 

C’est la définition de la complexité par Edgar Morin : « la complexité c’est la coexistence de deux réalités contraires ». 

Je sais faire un monde avec ça, en multipliant le nombre de réalités par le nombre de personnes, en le croisant avec le vécu… J’ai écouté des conférences, dans les dernières il a l’élocution d’un vieux monsieur (qu’il est), ses papiers dans Libé pendant le confinement (le premier, le plus sévère) étaient les seuls qui tenaient la route. Sa pensée me nourrit, j’avance avec ses réflexions.

Quand j’ai quitté le cabinet, un proche m’a offert « leçons d’un siècle de vie » paru en 2021. Nous parlions régulièrement de Edgar Morin tous les deux, il avait eu le livre à Noël, je lui avais demandé de me le passer une fois terminé, il me l’a offert quand je suis partie. 

 

Ravie, j’ai imaginé ce livre comme l’essence de la pensée de Morin en une centaine de pages. 

J’ai imaginé des leçons un peu universelles, des pensées qui font cheminer, un humanisme inspirant. 

J’ai anticipé la délectation de la lecture. 

Et forcément j’ai été (très) déçue.

 

Son humanisme est très masculin centré. 

Et ça me fatigue, et surtout ça me rend triste.

Il ne donne des leçons à personne, mais ne parle que d’hommes, d’amis, de « grands hommes », de qui il a souvent appris de « grandes choses ». Peu de femmes dans son livre, bien qu’il ait été marié plusieurs fois, (plusieurs > 3) chaque fois avec des femmes plus jeunes et chaque fois avec des femmes à son service.


Ce n’est pas du mansplaining, ce n’est pas un homme qui nous explique la vie. 

Et je crois que c’est pire, que ça m’atteint plus durement car il ne se rend même pas compte qu’il ne laisse aucune place digne d’intérêt aux femmes. 

Son humanisme se conjugue au masculin.

 

Chapitre après chapitre, ses histoires ne racontent que des histoires d’hommes : les hommes d’état, les hommes « admirables » de la résistance (pas un seul nom de femmes), les penseurs auxquels il fait référence (Spinoza, Heidegger, Monod…).

Il parle souvent de la chance qu’il a quand il rencontre un tel ou un tel, jamais « une telle ».

Il parle de la chance quand Robert Anthelme fonde avec Marguerite Duras (elle est citée) la maison d’édition la Cité universitaire. Tout le crédit est pour Robert Anthelme et Dyonis Mascolo, Marguerite est « hôtesse et cuisinière ».

Toute sa période de jeunesse, d’ascension intellectuelle se fait dans un monde d’hommes, l’entre soi du milieu, la fraternité entre hommes. Une femme a la même époque n’y serait jamais arrivée de la même façon aussi brillante fusse-telle.

Il ne rend rien aux femmes, à aucune.  Deux pages sont consacrées à ses différentes compagnes, le résumé de l’hommage qu’il leur fait est éloquent :

Mais j’ai pu apprécier grâce à chacune de mes compagnes des mondes nouveaux pour moi : la campagne périgourdine pour Violette, le Québec lors de sa révolution tranquille, la condition Afro-américaine avec Johanne, la haute caste médicale avec Edwige et enfin désormais la vie intellectuelle franco-marocaine avec Sabah.

D’autres sont évoquées ce sont «  des femmes providence », sans prénom :

une nouvelle femme providence rencontrée trois jours avant mon départ de Paris, dont l’amour vont mettre à feu le haut-fourneau qui alimenta mon travail en énergie.

Sa dernière compagne (la dernière en date), a quarante ans de moins que lui, c’est elle qu’il évoque le plus et c’est elle à qui il fait le plus de crédits, si on peut appeler ça ainsi :

 

Elle était devenue professeur d’université s’était nourrie de mes livres, s’était sentie réconfortée dans mes prises de position sur les tragiques évènements du Moyen Orient  (…). Elle est présente dans mon œuvre, souvent invisible par ses indications, ses suggestions, ses corrections, ses critiques. Universitaire et chercheuse, elle a sacrifié son apport créateur dans la sociologie urbaine pour se consacrer à mon existence et à une mienne pensée devenue commune. 

Si la pensée est commune, pourquoi ne pas cosigner les livres ? 

Ça rendrait visible sont travail invisible à elle. 

Sous sa plume, elle devient une garde-malade (il raconte comment elle prend soin de lui et lui a plusieurs fois sauvé la vie) et secrétaire de rédaction, plus que compagne et partenaire intellectuelle. Il avait besoin de quelqu’un qui s’occupe de lui, qui ne soit pas trop bête et qui l’admire. Pas d’une partenaire de jeu. 

Je lui fais certainement un procès d’intention, mais page après page, leçon après leçon, j’ai cherché une réflexion, une allusion au fait qu’il ait conscience de sa vision masculino-centrée. 

 

Il y a tout de même tout un chapitre sur la complexité humaine, où il cite Kant : Que puis connaitre ? Que dois je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? 

Il y raconte des histoires dans l’Histoire, il cite de penseurs, il évoque son vécu des anecdotes… sans jamais évoqué un seul nom de femme. La complexité humaine est celle des hommes. Le chapitre « la complexité humaine » se termine ainsi :

Je souhaite que ce chapitre incite son lecteur à faire émerger en lui la conscience des complexités humaines si souvent masquées par les simplismes unilatéralismes et dogmatismes »

J’en pleurerai.

Il manque une leçon. Et je ne sais pas s’il lui reste encore du temps pour l’écrire.

Je vais l’aider en reprenant les questions de Kant, qu’il aime tant et qui lui ont permis d’écrire la Méthode.

 

Que dois je connaitre ?

Il vous manque de connaitre l’autre moitié de l’humanité, dont vous avez autour de vous quelques échantillons. Vous pourriez regarder les femmes autour de vous autrement que dans les fonctions de « soin » et « faire famille ». 

Il vous manque de reconnaître que vous êtes certainement un homme de votre siècle, auto-centré. Un homme blanc cis genre avec du pouvoir (intellectuel, certes) et que votre regard part de là, que vous parlez d’une position privilégiée (qui n’est pas de la « chance » comme vous le dites à longueur de pages).

Vous êtes tellement certain de votre humanisme que cette certitude vous empêche de l’être : 

Marié et père de deux filles, je ne cherchais pas à les éduquer, pensant que rien ne valait mieux l’auto-éducation qui fut la mienne. Puis ma séparation de Violette quand elles eurent onze et douze ans, ma vie amoureuse, mes obsessions intellectuelles et politiques suspendirent à plusieurs reprises nos relations sans y mettre fin. Je ne fus pas un bon fils, ni un bon père, mais je fus un époux aimé et aimant. »

Que dois-je faire ? 

D’abord abandonner la certitude que vous êtes l’humaniste que vous pensez être. 

Et avec toutes les obsessions intellectuelles dont vous vous targuez, reconsidérez votre humanisme au regard des relations que vous avez eu avec les femmes de votre entourage, vos compagnes vos filles, vos amies, vos accointances… Ont -elle droit au même humanisme que les "grands hommes" de qui vous avez tant appris ? 

 

Que m’est-il permis d’espérer ?

A moi une nouvelle leçon du siècle. Pour le prochain.

A vous je ne saurais me prononcer. 

Peut-être l’apprentissage de la nuance car la complexité c’est aussi ça.

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