Depuis L’interprète des maladies, je lis tout ce que Jhumpa Lahiri publie, ce n’est d’ailleurs pas très compliqué car elle est du même acabit que Jonathan Franzen, de la race de ceux qui publient peu. D’origine indienne, du Bengale, elle est née à Londres et a vécu aux US. Ca parle souvent de l’écartèlement entre deux cultures ou deux lieux, du choix dans la vie, de ce qui nous lie et de ce qui nous constitue. The namesake (Un nom pour un autre), The Lowlands (Longues distances) ou le recuil de nouvelles Unaccustomed earth (en terre étrangère) peuvent être recommandés sans précaution.
Je suis tombée sur sa dernière publication à la librairie Actes Sud à Arles.
Surprise : son livre est traduit de l’italien. Elle écrit dans cette langue et est publiée en Italie directement.
Étrangement je suis vexée.
C’est complètement idiot, j’en suis bien consciente, mais de savoir qu’elle n’écrit plus en anglais, qu’elle a peut-être choisi de vivre en Europe et d’écrire dans la langue de son pays d’adoption et que ce pays ne soit pas la France m’ennuie profondément.
Et l’Italie me vexe. Je ne sais pas l’expliquer.
Je dois avoir des préjugés sur l’Italie et sa culture littéraire, que je connais peu à l’exception d’Erri De Luca (que j’adore) et de L’amie prodigieuse (que j’ai lu, dégoulinant de bonnes intentions, mais est-ce de la littérature ?).
Écrire en italien me semble une régression après l’anglais, là où le français aurait été une amélioration. Ce qui me chagrine, c’est que désormais, pour lire les derniers écrits de Jhumpa Lahiri je dois attendre la traduction. Je ne lis pas l’italien, je lis l’anglais, ses autres romans je les ai en anglais, première édition. Celui-lui là, j’en suis réduite à la traduction en français.
Je crois que la sensation exacte est « trahie ».
Je me sens trahie, je n’ai plus un accès direct à ses écrits, il me faut un intermédiaire, je suis trop loin (je ne me mettrai pas à l’italien).
Mais je vais lire « en d’autres mots » l’essai où elle raconte son choix de changer de langue.
« Où je suis » a été publié pour la première fois en 2018 et sa traduction en français en 2021. Trois ans.
Il m’a fallu trois ans pour avoir accès à ce livre.
Trois ans, c’est une sacrée trahison. Je vais peut-être lui écrire, pour lui expliquer ça. Peut-être qu’elle écrira de nouveau en anglais, qui sait ?
« Où je suis » est une série de billets, racontés à la première personne, qui font le portait d’une femme qui vit seule dans une ville d’Italie. C’est une vie de solitaire, de solitude qui est recherchée, entretenue et chérie. Chaque expérience de socialisation est un renforcement de son amour de la solitude. Cette façon d’écrire, peu narrative, par touche de sensations, de regards posés sur les choses, les gens, ce qui l’entoure, en décrit un univers poétique, une holistique pointilliste au final assez précise tout en étant flou, faite d’abord de pensées et de sensations.
C’est probablement la version littéraire du « female gaze » selon Iris Brey.
Et surtout j’ai beaucoup ri en lisant le chapitre (le billet) « à un diner ».
Je me suis sentie soudain universelle. Pas aussi dingue ou asociale que la bienséance voudrait le laisser penser.
La narratrice est invitée à un diner chez un ami, avec d’autres personnes, certains qu’elle ne connait pas. Une femme parmi les invités l’agace profondément dès la rencontre.
Elle fait des commentaires sur la ville, elle est légèrement excessive et elle a un avis sur tout
Elle raconte les échanges, les prises de positions intellectuelles, son retrait poli à plusieurs reprises jusqu’au milieu du repas, où elle finit par abandonner :
Je ne suis pas ivre mais je n’arrive pas à me retenir, et je lui dis :
- Mais tu t’es entendue parler ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries que tu racontes ? ».
Sentiment de déjà vu, déjà vécu. La même phrase, à quelques mots près.
Comme moi, elle ne regrette pas sa remarque, mais elle est embarrassée pour son ami qui recevait pour le diner.
Comme dans les situations que j’ai connues (et de mon initiative), c’est quand on nomme les choses que les gens sont embêtés, car on peut toujours ignorer un éléphant dans la pièce, tant qu’on n’a pas dit qu’il y était. Une fois que c’est nommé, c’est plus difficile de l’ignorer. On préfère laisser dire des conneries plutôt que de dire que ça en est, c’est moins couteux.
Le travail d’explicitation a un coût, qui n’est pas toujours utile d’endosser ; jouer les victimes est toujours plus facile que de reconnaitre qu’on dit des conneries de façon assertive (et c’est ce qui en fait « des conneries » plutôt qu’un avis).
C’est la première fois que je rencontre ce genre de situations vécues par une autre que moi. Je n’en adore que plus cette auteure, prête à lui pardonner d’avoir écrit cette histoire d’abord en italien.
Paysage de solitude - Magne (Grèce) |
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